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          | Nouvelles 
              de Rodolphe Prévot |   
          | « Echecs et mots » |   
          | 1.   Deux pour 
              le prix d’un              Le 1er septembre 2012, 
              tous les aficionados du roi des jeux pourront mater, pour dix yuan 
              ( la monnaie alors en cours à cette époque de globalisation non 
              lointaine), sur le petit écran internet de leur portable, un vieil 
              homme se dresser sur l’arête escarpée d’une colonne basaltique, 
              cernée de fumeroles blanches, à la pointe la plus septentrionale 
              de l’Islande.              Cet homme déploiera lentement son corps : souliers 
              vernis blancs, pantalon noir, veste encore impeccablement immaculée 
              malgré les exhalaisons fétides et menaçantes de l’environnement, 
              cravate noire sous une longue barbe blanche, visage livide, regard 
              sombre, minéral.            Au bord du précipice, comme un roi 
              en h8, au bout de la grande diagonale(1), cet homme ne verra plus 
              ce qui se joue en bas, depuis la nuit des temps : eau contre feu, 
              magma noircissant au contact de la mer qui bouillonne et blanchit 
              sous son écume volatile. Il ne verra plus le spectacle de cette 
              bipolarisation naturelle livrée en pâture aux internautes, car son 
              regard sera déjà rentré en lui.              Alors, il tendra ses bras comme deux 
              banderilles : l’un vers l’ouest, accusateur et menaçant, vers ces 
              Etats faussement Unis, qui, après l’avoir porté aux gémonies, l’auront 
              condamné si longtemps à un exil forcé; l’autre vers l’est, provocateur 
              et désinvolte, vers l’Empire soviétique démembré qu’il aura toujours 
              combattu seul.              Ce Merlin, ce Gandalf, ce Dumbledore(2) 
              tiendra longtemps cette pause, tel l’Atlas des Grecs portant l’Ancien 
              monde sur ses épaules. Il tiendra cette position, malgré le siège 
              du vent qui risquera de le faire tourbillonner sur son socle, malgré 
              le poids de ses bientôt soixante-dix hivers, malgré l’Oeil  
              impudique de milliers d’internautes fanatiques braqué sur 
              lui.              Alors, dans un intime effort ultime 
              de concentration, il se souviendra : Reykjavik 
              1972 ; troisième partie : une bombe volcanique vient d’atterrir 
              en h5. Ni le jeune Tsarpov, 
              21 ans, papillon fébrile autour de l’échiquier du staff soviétique 
              dans la salle d’analyse, ni le jeune Tsarparov, 9 ans, réveillé 
              subitement en pleine nuit à Kabou, dans sa chambre d’enfant, par 
              le fracas planétaire du pion en h5 joué par le maître des forges(3) 
              ; ni l’un ni l’autre n’auraient pu envisager ce coup hors normes, 
              prélude à une coulée pyroplastique ravageant les défenses de Spasmsky.               La mémoire du champion s’emballera, 
              comme dans un dernier blitz : Brooklyn 
              1949; alors que sa mère a convié à un thé mesdames Zeitnitz et Tsarparova, 
              afin de les mettre en garde contre la passion monomaniaque de leurs 
              rejetons, pour déplorer leurs veuvages précoces ou encore la lâcheté 
              des hommes et pour trinquer à la vitalité du complexe d’Oedipe, 
              à l’école où il s’ennuie déjà, le petit Robby a ouvert sa boîte 
              de Pandore empruntée à sa soeur Joan, constituée de 32 figurines 
              et d’un plateau appelé “échiquier”. En cachette, il a commencé à 
              jouer de subtiles mélodies et à s’enivrer de leur parfum inodore 
              pour les autres. Il vient de comprendre que c’est pour la vie, que 
              c’est là SA vie ; les mères auront beau trinquer, elles n’y changeront 
              rien.             Robby s’approchera encore du gouffre, 
              de manière imperceptible, sauf pour les internautes qui saliveront 
              d’impatience, “panem et circem”(4) : rien ne changera donc jamais... Mais 
              il tiendra encore debout alors que sa vie défilera et se défilera. 
              Qu’ira-t-il faire ? Qu’ira-t-il 
              défaire ? Il se souviendra. Il 
              se souviendra d’avoir pleuré en lisant La défense Loujine 
              de Nabokov, en russe ! Il avait douze ans et ce livre avait été 
              pour lui comme une prémonition de sa mort. Loujine quittant le jeu 
              sur son balcon/Sicher au bord du gouffre en Islande. Rien n’est 
              écrit pourtant, sinon dans les livres qui vous transforment en ce 
              que vous devez devenir.           Les internautes tchateront et piafferont 
              : “ Sa kommenz à èt longué; kant ès ki va défié Dieu, le Robby ? 
              on en veu pour not’ argent ! Remboursé !” Mais Sicher, sûr de lui, 
              impassible, tiendra sa position, tout à ses souvenirs, qui, ne le 
              dit-on pas, affluent et défilent au moment de mourir ? Le 
              match de 1992 ; l’effondrement du mythe. Une parodie pathétique 
              de “championnat du monde” ; la moue dédaigneuse et lucide de Tsarparov, 
              alors au faîte de sa gloire et de son renom gagné sur l’échiquier 
              depuis 1985 en de rudes combats. De l’argent frais pour la retraite 
              ; de l’argent sale pour les puristes. Des parties entachées de trop 
              de faiblesses, hormis peut-être la première. Le match de trop et 
              déjà les sarcasmes des premiers internautes.           Au moment où Sicher irait enfin sombrer 
              dans les ténèbres chaotiques de la mer d’Islande, poussé par la 
              honte et les remord, par l’orgueil aussi de redorer le blason de 
              son mythe devenu bien miteux, un homme apparaîtra derrière lui, 
              un bras se tendra, pour le retenir ou l’accompagner, - qui sait 
              ? -, son seul adversaire et véritable ami : Robis Spasmsky.            Alors, à la grande joie malsaine des 
              internautes, les deux vieillards dévisseront ensemble de la falaise, 
              et si la caméra de l’hélicoptère zoomera et s’attardera longuement 
              sur la chute de ces deux colosses, elle ne pourra toutefois pas 
              discerner ce que les internautes ne verront pas et que seuls nos 
              lecteurs auront le privilège de partager avec le narrateur : le 
              sourire complice et serein de deux hommes apaisés de pouvoir enfin 
              sortir du jeu. _____________ (1) 
              C’est la diagonale noire qui traverse tout l’échiquier de a1 à h8 
              ; la case h8 est donc à l’angle supérieur droit. (2)  cf. Cycle Arthurien ; matière de Bretagne 
              ; Le Seigneur des Anneaux de Tolkien ; Harry Potter 
              de J.K Rolling (3)  Une allusion à Héphaistos et implicitement à 
              Voyage au centre de la terre de Jules Verne puisque qu’il 
              y a correspondance entre l’Islande et la Sicile via les volcans. (4) 
              “Du pain et des jeux” en latin. |   
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		| 2.   L’addiction, 
              s.v.p.           “150 000 parties en quatre ans, mesdames 
              et messieurs les jurés ! Je vous demande de considérer avec moi 
              ce que cela représente en moyenne : 37 500 par mois, 781 par semaine, 
              112 par jour et 4 ou 5 parties à l’heure, à condition de ne pas 
              dormir évidemment ! Vous 
              comprendrez mieux, mesdames et messieurs les jurés, qu’une telle 
              folie meurtrière ait pu s’emparer d’un individu fragilisé par l’addiction 
              à cette passion dévorante qui va peu à peu au fil des années lui 
              faire perdre vingt kilos : quand s’alimenter ?, son travail : quand 
              travailler ? ses amis : quand les recevoir ? sa famille : quand 
              s’en occuper ? et plus grave encore, ses principes d’humanité :  
              à quoi bon et envers qui les exercer ? Vous comprendrez mieux 
              qu’il ait pu commettre ce geste irréparable parce qu’il n’a plus 
              toute sa raison, en dehors de celle qui s’est spécialisée dans les 
              déplacements ultra rapides des pièces qu’il manipulait sur l’échiquier 
              virtuel de ses jours et de ses nuits...”          Le réquisitoire du procureur de la République 
              avait un effet soporifique sur ma conscience. Dans le box des accusés, 
              loin de déclencher en moi la culpabilité ou le remord escomptés, 
              il me procurait une douce sensation de somnolence propice à la rêverie 
              et au souvenir...          Avant tout cela, j’avais pris l’habitude 
              d’aller au club, tous les lundis. Il avait fallu s’habiller, se 
              laver un peu, là où ça pue, car il n’aurait pas fallu déconcentrer 
              l’adversaire par ses effluves; cela n’aurait pas été convenable, 
              éthique. J’avais l’habitude d’arriver vers 20h30.             Quelques joueurs étaient déjà attablés 
              et commentaient parfois lourdement quelques mauvais coups incongrus. 
              Tous les clubs regorgent de types qui nous obligeraient à porter 
              des boules quiès si les colonnes centrales de l’échiquier étaient 
              des cordes d’instruments à vent. Ca jouait à pousse qui peut, kibbitz, 
              patates, poireaux (1). “A vaincre sans péril, on triomphe sans gloire”. 
              Pour la plupart, ce n’était qu’un jeu, une occupation, un hobby. 
              J’aspirai déjà à des joutes plus épiques, plus équilibrées et plus 
              silencieuses, malgré le fracas des pièces et des cases, où seul 
              le tic-tac de la pendule de compétition aurait un droit de réponse.  L’avocat de la défense ne fut pas plus palpitant 
              que son confrère ; sa plaidoirie cousue main ne sembla pas titiller 
              outre mesure la compassion des jurés ; quelques extraits épars :        “... 
              Avant de juger cet homme, pensez à son enfance brisée par la carence 
              du modèle paternel... Pensez qu’il a agi sous l’emprise d’un délire 
              de persécution, même si les experts psychiatres n’ont pas écarté 
              sa responsabilité pénale qui le conduit aujourd’hui aux assises 
              de ce tribunal... Prenez en compte, mesdames et messieurs les jurés,  
              les signes précoces chez l’accusé d’une santé mentale fragile 
              et d’une sensibilité exacerbée. Ne lui faites pas payer trop lourdement 
              l’addition réclamée par l’accusation... Soyez indulgents envers 
              cet homme qui s’avère être autant victime que coupable...”               J’ai cessé d’aller au club à l’ouverture 
              du cybercafé. Mon R.M.I.(2) suffisait à payer mon abonnement, ma 
              chambre et les pommes que je mangeais toutes les 6 heures environ. Ma 
              chambre était située juste en face du café ; j’y allais aux heures 
              de fermeture pour y dormir et 
              m’y laver un peu ; j’y lisais aussi accessoirement, mais la lecture 
              me fatiguait vite, de même que toute autre activité en dehors des 
              échecs sur ordinateur. J’avais la fierté d’être devenu en quatre 
              ans le joueur le plus acharné du site, premier du top 5 des accros, 
              loin devant “la teigne”, “la tique”, “le morpion” et le “zombie”(3) 
              qui ne totalisaient à eux quatre que 140 000 parties  
              au compteur du site, soit 10 000 de moins qu’à moi tout seul. 
              En tant que meilleur client, j’avais quelques 
              privilèges : le patron m’avait donné un fauteuil plus confortable 
              que les autres et m’avait isolé des autres cybernautes, afin de 
              ne pas perturber ma concentration. Je disposais par ailleurs d’un 
              casque anti-bruit et de lunettes teintées afin que mes yeux puissent 
              supporter sans mal des heures durant la nocivité de l’écran. J’avais 
              acquis une si grande dextérité dans le maniement de la souris qu’il 
              m’arrivait d’arnaquer(4) des cadors à 2 300 (5) et plus dans des 
              parties à cadence (6) adrénalitique : une ou deux minutes maximum 
              par joueur. Sans faire partie des meilleurs, j’étais connu dans 
              ce monde et une reconnaissance sociale, fut-elle virtuelle, m’était 
              enfin accordée. Je me sentais utile à la communauté des marginaux, 
              qui comme moi, chercheraient toute leur vie d’éphémère un sens à 
              la vie.       Le temps était venu des témoins à charge. 
              La voix de poissonnière de la colocataire de la victime m’avait 
              sorti de ma douce rêverie.       “ Il s’est retourné et il l’a plantée, ce 
              malade, sans aucune raison! Des salauds comme ça, monsieur le Président, 
              faudrait les passer au grille-pain, leur arracher les couilles !...”       Il avait fallu la calmer. Elle se serait 
              jetée sur moi, comme l’autre, du haut de ses guiboles interminables, 
              montées sur des pointes à vous percer le cœur et le reste.       Le soir de l’élimination de la dame, j’étais 
              dans un état d’excitation redoutable : les défis s’enchaînaient 
              sans que je perde une seule partie. J’avais la baraka, la force, 
              la niaque, et mon elo grimpait au fil des heures à des hauteurs 
              stratosphériques : 2 000, 2 050, 2 100, 2 150, le compteur semblait 
              s’emballer ; j’allais connaître l’ivresse des sommets ; je sentais 
              l’adrénaline gonfler tout mon être. Tant pis pour ceux qui ce soir-là 
              se mettraient en travers de ma route vers Caïssa(6).       C’est alors que j’entendis derrière moi 
              des bruits, d’abord diffus, puis de plus en plus menaçants. Il y 
              avait là une chaîne de (mor)pions goguenards au centre de laquelle 
              on entendait les feulements d’une reine de la nuit. Ils étaient 
              venus pour moi, monsieur le Président ; pour me mater, me narguer, 
              me soumettre à la tentation de la chair, me tirer de mon ivresse 
              qu’ils jalousaient, ne goûtant que des plaisirs communs, triviaux, 
              ne satisfaisant que leurs appétits brutaux. Elle 
              se mit à frotter son sexe gonflé contre mon dos, sous les encouragements 
              des autres, elle me glissa des mots cochons dans l’oreille. J’essayai 
              de me débattre et de me concentrer sur  ce 
              que j’avais de plus précieux, mon précieux !(7), monsieur le Président. 
              Mais la chair de la femme m’enveloppa bientôt au risque de m’étouffer. 
              Je fis alors ce que je devais faire : je tailladai cette chair molle 
              et blanche de plusieurs coups de couteau. La chaîne de pions se 
              brisa, affolée, et je pus, l’espace de quelques instants, retourner 
              à mes parties en cours et honorer mes adversaires d’un jeu sans 
              compromission, tandis qu’une flaque de sang se répandait sous mes 
              pieds.              Je ne demande qu’une chose maintenant 
              : aller passer ma vie en prison et continuer à jouer sur mon ordinateur. 
              Voilà pourquoi j’ai ce sourire tranquille, apaisé, qui semble faire 
              dire aux journalistes et aux témoins que je ne suis qu’un monstre 
              dénué de tout sentiment de remord, de culpabilité. Ils me mettront 
              la peine maximale si je garde ce sourire sur mon visage, et c’est 
              ce que je m’efforce de faire depuis que je siège à ce procès et 
              dans ce tribunal. _____________ (1) 
              Tous ces termes sont de l’argot du microcosme échiquéen ; ils désignent 
              de manière péjorative la galerie des faibles joueurs dont nous trouverons 
              une évocation sociologique et je l’espère humoristique dans une 
              nouvelle ultérieure. (2) 
              Revenu Minimum d’Insertion : il s’avère qu’un assez grand nombre 
              de compétiteurs “ratés” utilisent cette forme d’assistanat social 
              pour continuer à se livrer à leur passion ravageuse. (3) 
              Pseudonymes des internautes abonnés sur les sites de jeux. Les “visiteurs” 
              n’ont droit qu’à des numéros. (4) 
              aux échecs aussi on peut bluffer son adversaire, et pas seulement 
              en partie éclair (ou “blitz” en jargon échiquéen) : voir le match 
              Tal-Botwinnik  de 1960 ; 6ème partie. (5) 
              Il s’agit du classement des joueurs d’échecs, inventé par Arpad 
              Elo. Un joueur à 2300 est un candidat maître, en cadence lente, 
              et un très fort joueur, sur les sites de jeu à cadence rapide. (6) 
              Les statistiques récentes montrent une propension croissante de 
              beaucoup de joueurs à  défier 
              les autres à des cadences folles où l’objectif n’est évidemment 
              pas la qualité du jeu mais d’avoir sa dose quotidienne d’adrénaline. (7) 
              Allusion au Gollum du Seigneur des Anneaux et de son addiction 
              à l’anneau de Sauron.   |   
          |   |  
		| 3.   “Dictes 
              moy ou n’en quel pays...” (1)          Dans le grand château d’Amboise, la petite 
              Charlotte de Savoie, quatorze ans, a bien du mal à porter son ventre 
              trop lourd. Elle va perdre son enfant. Son mari, le roi Louis X1, 
              est à ses complots. Mariée de force à douze ans, elle a l’intelligence 
              et la force de caractère de ne plus se satisfaire de sa condition 
              de porteuse d’héritier potentiel. Au milieu de sa grande chambre 
              froide qui donne sur la Loire que la brume et le givre rendent morose 
              en cette journée d’hiver, elle vient de lancer rageusement à l’autre 
              bout de la pièce un manuscrit du Liber de Moribus de Jacques 
              de Cessoles, écrit en 1315 et copié un peu partout par des moines 
              à l’usage des cours européennes.              Nous 
              sommes en 1454, et cette évocation du jeu d’échecs comme allégorie 
              de la Cité féodale lui procure la nausée, à moins que cela ne soit 
              son ventre déjà porteur des stigmates de la mort. Plus que tout, 
              elle ne supporte plus les devoirs et très accessoirement les droits 
              édictés par ce moine dominicain du siècle passé. Il n’y est question 
              que de chasteté, de soumission au roi, et la femme y est là encore 
              bafouée et humiliée. Extraits 
              : “...Mais 
              il faut que la reine soit chaste, docile, issue d’une bonne famille 
              et soucieuse de l’entretien de ses fils ( encore faudrait-il qu’ils 
              vivassent ! ; n.d.r). Sa sagesse ne doit pas seulement se manifester 
              dans ses gestes  mais aussi dans ses paroles, surtout lorsqu’on 
              lui confie un secret qu’elle doit refuser de livrer aux autres. 
              Cela est pourtant contraire à la nature des femmes...”         Elle n’a pas le pouvoir de modifier son destin 
              de mère porteuse, mais qu’au moins l’on 
              ne l’humilie pas davantage en la représentant comme un sous-fifre 
              de l’échiquier. Il était grand 
              temps de changer les règles du jeu et elle userait de son statut 
              et de son influence dans les cours d’Europe afin de s’y employer 
              sans relâche.         Elle ne supportait plus le rôle ridicule 
              et mesquin joué alors par la reine sur l’échiquier :             “... La reine ou la maîtresse qui est 
              dite “ferz”(2) s’avance et prend de biais parce que l’espèce féminine 
              est très avare. Tout ce qu’elle prend, à l’exception de ce qui lui 
              est donné par pure grâce relève du vol et de l’injustice...” pouvait-on 
              lire ailleurs.         Elle souhaitait en premier lieu une 
              modification onomastique : fini le “ferz” persan,  en usage depuis le retour des croisades 
              au XIème siècle. Elle se souvint d’avoir lu dans un manuscrit 
              en langue d’Oc le point de vue, trois siècles auparavant, de la 
              grande Aliénor d’Aquitaine qui s’était étonnée que l’on conservât 
              cette désignation exotique et hérétique pour l’une 
              des pièces maîtresses d’un jeu qui allait inévitablement s’occidentaliser.         Elle voulait que le pouvoir de la reine 
              redevienne celui qu’il était dans la littérature courtoise et tout 
              particulièrement dans les romans de Chrétien de Troyes, où les exploits 
              de Palamède(3) et ses parties disputées contre la Dame de son cœur 
              tempéraient quelque peu toute la mélancolie attachée à sa condition. 
              Il y aurait bien quelqu’un, parmi les spécialistes du jeu, elle 
              le connaissait, pour entendre sa requête et imposer à la face du 
              monde les deux grandes réformes pour lesquelles toute son énergie 
              serait mobilisée : remplacer le nom de “reine” par celui de “dame” 
              et modifier la marche de cette pièce afin de la faire rayonner sur 
              tout l’échiquier, comme afin de faire mentir Jacques de Cessoles.           Alors, ne pouvant s’asseoir à son boudoir à 
              cause du ventre que lui a fait porter le roi, elle appelle sa chambrière 
              et sa suivante et lui dicte cette lettre(4) adressée à son cousin 
              par alliance, seigneur d’Aragon, Luis Ramirez Lucena, qui restera 
              à jamais connu des amateurs éclairés pour sa célèbre “position de 
              Lucena”, classique des finales de tours.          “ Amboise, le 24 janvier de l’an de disgrâce 
              mil quatre cent cinquante quatre,                                 Mon très cher 
              et très érudit cousin,         La charte d’amour est bafouée par les 
              hommes et mon cœur saigne comme dans ce rondeau de Christine de 
              Pisan(5) :                     “...Source de plour, rivière 
              de tristece                       Flun de douleur, mer d’amertume 
              pleine                       M’avironnent et noyent en 
              grand peine                       Mon pouvre cuer qui trop 
              sent de destresce...”       Cette détresse me vient de l’abandon dans 
              lequel je suis laissée. Je parle au nom de toutes les jeunes vierges 
              engrossées si prématurément que nous en avons perdu la joie, l’insouciance et 
              la douceur de notre enfance. Nous ne sommes devenues que des ventres 
              à garçons, des génisses en gestation.        Faites-nous, mon ami, du moins symboliquement, 
              la joie de redorer notre blason au jeu des échecs. Redonnez-nous 
              la puissance qui fut la nôtre jadis, au glorieux temps des croisades, 
              quand les grandes dames de nos cours administraient les affaires, 
              ourdissaient manœuvres et alliances, tandis que leurs seigneurs 
              et serviteurs apportaient la Sainte parole en terre hérétique, arborant 
              au poignet ou au col une soierie parfumée de la dame de leurs pensées.         Je connais, cher cousin, votre intérêt 
              pour ce jeu magnifique, vos compétences et votre pouvoir en ce domaine. 
              Modifiez-en les règles et fixez-les dans un traité que vous rédigerez 
              et que nos moines copieront dans toute la chrétienté.  QUE LA REINE 
              REDEVIENNE UNE DAME !         Je compte sur vous et je vous suis bien 
              obligée,          Votre cousine mal-aimée,                                                                              
              Charlotte “        La requête de la jeune Charlotte ne fut 
              pas adressée en vain à Lucena. Emu par sa missive, il ne put malheureusement 
              pas s’atteler de suite à la tâche, trop occupé qu’il était par la 
              gestion de ses affaires et de son domaine. Son traité parut en 1496, 
              soit treize années après la mort presque anonyme et dans l’indifférence 
              générale de celle dont la langueur fut à l’origine du changement 
              le plus décisif dans l’évolution du jeu vers sa forme contemporaine 
              : le déplacement illimité de la Dame sur les diagonales, les colonnes 
              et les rangées, la faisant rayonner sur tout l’échiquier et lui 
              conférant le statut de pièce maîtresse du combat échiquéen. _____________ (1) 
              Premier vers célèbre du poème de François Villon chanté par Brassens 
              : la “Ballade des dames du temps jadis” (2) 
              Appellation latine du “vizir” arabe, ancêtre de la “régina” qui 
              donnera elle-même naissance à la “Dame“grâce à notre personnage. (3) 
              Dans les légendes arthuriennes, Palamède, compagnon d’armes de Lancelot, 
              porte un blason  qui est un 
              échiquier noir et blanc; il livre d’interminables parties avec la 
              Dame de ses pensées. (4) 
              Pour des raisons de commodité de lecture, j’ai traduit la lettre  en français contemporain. (5) 
              Poétesse du quatorzième siècle. |   
          |   |  
		| 4.   Une 
              partie décisive                  “ Nous vous connaissons, terriens. 
              Depuis notre planète sans nom, depuis notre planète sans nous, nous 
              vous observons depuis l’aube de votre ère. Une seconde de notre 
              temps vaut cent années de votre vie. Nous avons vu vos ancêtres 
              se redresser peu à peu et se 
              répandre sur votre monde. Nous avons entendu le vacarme de vos forges, 
              les cris de vos femmes et de vos enfants, la plainte sourde de votre 
              sol pilonné par votre démence est parvenue jusqu’à notre quiétude 
              qu’elle a perturbée. Nous vous avons entendu inventer des dieux 
              de clémence et de courroux, pour conjurer votre peur de la mort, 
              dieux aux noms desquels vous vous êtes déchirés, entretués. Certes, 
              nous avons pu avoir, au fil de vos siècles,  un certain attrait pour vos oeuvres de l’esprit, 
              déceler en certains d’entres vous l’altruisme nécessaire au progrès 
              vers la connaissance et le respect de notre réalité commune : ce 
              que vous nommez la “vie” .             Mais que de massacres, de souffrance, 
              de morts, de barbarie, que de menaces pour les autres espèces que 
              votre folie expansionniste a éradiquées de votre propre terre! Vous 
              êtes sur notre liste rouge, en bonne place parmi les monstres dégénérés 
              qui peuplent l’univers.                    Si aujourd’hui nous nous adressons 
              à vous, c’est parce que notre étoile va bientôt se dilater, pour 
              aller vers sa croissance de géante rouge. Dans cent mille ans de 
              votre temps - très peu pour nous - notre planète aura disparu et 
              nous aurons dû pour survivre trouver un autre monde, où l’oxygène 
              et l’eau nous permettront de préserver notre espèce, notre culture 
              et ces valeurs par nous partagées et que vous avez tant de difficultés 
              à développer sur votre terre.                   Il y a peu de mondes, tous comptes 
              faits, compatibles avec le nôtre dans notre galaxie. Vous l’ignorez 
              encore, mais cette vie que vous dilapidez dans l’inconscience de 
              votre immaturité est encore plus précieuse que vous ne sauriez l’imaginer. 
              C’est la raison pour laquelle nous ne sommes pas comme vous, une 
              espèce belliqueuse. Nous n’avons pas l’intention de vous supprimer 
              comme vous l’avez fait pour plus de la moitié de la diversité animale 
              qui peuplait jadis votre terre. Cependant, il nous faudra choisir 
              rapidement entre trois ou quatre destinations, dont la vôtre. Notre 
              conseil se réunira pour prendre sa décision à la fin des trois ou 
              quatre parties que nous allons engager avec nos destinations probables. 
                                  Dans un rayon de quatre à cinq 
              de vos parsecs, nous lançons avec nos destinataires trois ou quatre 
              parties d’échecs simultanées. Ce jeu qui vient chez vous du Shatranj 
              hindou n’a pas fleuri seul dans l’esprit d’un homme, mais son origine, 
              tout comme les premières briques de bactéries apportées sur votre 
              sol par les comètes et les astéroïdes, vient d’un espace lointain. 
              Nos voyageurs galactiques l’ont répandu sous différentes formes 
              et à différents stades de l’évolution des espèces belliqueuses. 
              Leurs règles ont été suggérées à leurs auteurs par des rêves instillés 
              par nos explorateurs; elles ont ensuite suivi vos propres routes. 
              Nous pensions alors que ce jeu de la guerre vous dissuaderait de 
              la faire pour un oui ou pour un non, puisqu’il transitait alors 
              par toutes les cours des aires civilisées; sièges de tous les pouvoirs 
              sur les autres créatures et qu’il finirait, à notre sens, par abreuver 
              l’inextinguible soif de conquête de vos seigneurs. Nous nous sommes 
              trompés. Il n’en est devenu le plus souvent que le funeste et arrogant 
              symbole...                      Puisque chacun de vos coups 
              mettra environ vingt de vos années à nous parvenir, nous vous proposons 
              une séquence, selon vos règles internationales en vigueur aujourd’hui. 
              Nous vous laissons le trait et nous vous faisons don du pion a7(1). 
              A vous d’en profiter. 1.e4 c5 2.Cf3 d6 3.d4 cxd4 4.Cxd4 Cf6 5.Cc3 
              g6. Cette suite de coups que vous avez dénommée à juste titre “la 
              variante du dragon” vous permet d’économiser deux siècles de réflexion. 
              Vous pouvez bien entendu faire tourner vos super-calculateurs et 
              mettre à contribution la science et l’intuition de vos plus grands 
              champions. L’ego de M. Kasparov serait sans doute flatté de travailler 
              au succès lointain de la première rencontre avérée entre l’être 
              humain et des créatures “extra-terrestres” selon vos propres dires. 
              C’est à souhaiter, afin que votre anthropocentrisme exacerbé diminue 
              et cesse de créer des ravages.                  Voici l’enjeu pour vous de cette 
              partie : si vous perdez, nous tournerons notre attention vers d’autres 
              mondes afin d’y cohabiter et d’y apporter notre savoir et notre 
              sagesse et  nous vous laisserons à vos folies mortifères. 
              Si vous faites match nul, nous nous contenterons d’une communication 
              lointaine, ponctuelle, circonspecte et méfiante. Si vous gagnez 
              la partie, alors nous vous choisirons comme terre d’élection et 
              nous vous aiderons à fonder les prémisses d’une exploitation raisonnée 
              des ressources  de votre système 
              solaire, afin d’y développer la biodiversité qui caractérise encore 
              aujourd’hui toutes les constellations non barbares de notre galaxie.                  Cette nouvelle “Renaissance” 
              pour vous passera par la mise en place d’une vraie démocratie, d’une 
              véritable répartition des richesses et par la mise en oeuvre d’une 
              éducation et 
              d’une écologie citoyenne et universelle. Nous serons les garants 
              de ces objectifs auxquels il faudra vous plier sous peine de disparaître. 
              Vous n’avez pas le choix car vous n’êtes à l’échelle cosmique qu’une 
              espèce de passage. Soyez donc plus humbles et plus responsables. Ne 
              détruisez pas en quelques heures de notre temps ce que l’univers 
              aura mis des milliards d’années du vôtre à construire.                     Nous vous souhaitons une bonne 
              réception de ce message de paix, et maintenant que 
              vos radio-télescopes s’apprêtent à nous localiser : oui, nous sommes 
              bien sur cette “exoplanète”, invisible encore à vos petits yeux 
              de taupes technologiques, qui gravite autour de l’étoile que vous 
              nommez Epsilon Eridani dans la constellation d’Eridan.                      Nous connaissons les secrets 
              de la lumière, du son, et de la matière que vous dites “sombre” 
              mais qui pour nous n’est plus opaque depuis bien longtemps. Nous 
              pourrions également vous neutraliser très facilement, mais cela 
              serait si contraire à notre éthique que cette idée est pour nous 
              une abomination. Prenez très au sérieux notre défi; proposez-nous 
              en retour une suite de coups si vous le souhaitez  et travaillez dès à présent aux valeurs de paix 
              qu’ont semées toutes les civilisations de bonne volonté à travers 
              la galaxie et l’univers. Mettez du sens et du poids dans l’adjectif 
              “universel” que vous utilisez le plus souvent d’une manière réductrice. 
                                     Et à très bientôt de vos nouvelles ( l’humour 
              aussi peut être universel !).                              Les locataires d’Eridan.”             Le message arriva si clairement 
              dans les grandes oreilles du programme méga-séti, sans codage aucun 
              et directement traduisible en anglais courant que l’on crût d’abord 
              à un canular. Il fallut pourtant, après de multiples vérifications, 
              se rendre à l’évidence; la preuve était faite en cette année 2007 
              que les humains n’étaient plus les seules créatures intelligentes 
              de l’univers et qu’il conviendrait même dorénavant d’en rabattre, 
              avant d’en découdre.             La partie ne dura que cinq cents 
              années terrestres;  elle ne 
              put s’achever. En 2507, La folie destructrice de l’espèce humaine 
              l’avait emportée sur sa raison. Un cataclysme bactériologique mit 
              fin à ce qui aurait pu être sans doute la plus belle partie de l’histoire 
              de l’humanité, compte tenu de l’enjeu. Il semblait que les noirs 
              aient de sérieuses compensations pour le pion a7 donné : la colonne 
              “a” ouverte compensait largement son absence, et, tout comme dans 
              le gambit Benko(2),  la conjonction 
              avec le fou-dragon en g7 rendait la position blanche délicate : 
              les noirs exerçaient une pression positionnelle durable sur le jeu 
              blanc, à l’aile-dame. On ne voyait pas d’attaque se dessiner sur 
              l’autre aile afin de la contrebalancer, les humains ayant choisi 
              prudemment le petit roque, effrayés par la colonne “a” béante.  
              La partie aurait sans doute été perdue par les humains, qui, 
              malgré Kasparov à ses débuts, puis les super-calculateurs et tous 
              les androïdes inventés après, auraient été livrés en pâture à leur 
              destin funeste d’espèce prédatrice. N’ayons donc aucun regret pour 
              elle.            Le règne des insectes allait commencer 
              sur terre, et d’ici quelques millénaires de notre temps, 
              les locataires de la constellation d’Eridan pourraient venir en 
              toute quiétude s’y installer : les colonies de termites blanches 
              et de fourmis noires n’y verraient aucun inconvénient. ____________ (1) 
              C’est le principe de la partie dite “à avantage” : le joueur présumé 
              le plus fort joue avec un handicap : le trait, un pion, une pièce, 
              etc. On se souviendra de la célèbre formule du premier champion 
              officiel de l’histoire du jeu : W. Steinitz qui aurait défié dieu 
              en ces termes à la fin de sa vie : “ Je rends un pion à Dieu, je 
              le défie et je gagne la partie car je suis Wilhem Steinitz !” (2) 
              1.d4 Cf6 2.c4 c5 3.d5 b5 ; célèbre gambit du nom du non moins célèbre 
              Pal Benko. |   
          |   |  
		| 5.   Sacrifices 
              de dames        Je m’appelle Fourniquer(1). J’ai (d)efrayé 
              il y a peu de temps la chronique pour une série de meurtres pour  lesquels on m’a sous-estimé. D’autres dames 
              ont été prises; ils ne savent pas tout; des jeunes ou des moins 
              jeunes,  des maigres,  
              des grosses,  des jolies, 
              des  moches ; des blanches ou des noires ; peu  
              m’importe. Qu’allaient-elles faire seules sur ma route ? 
              Ne savaient-elles pas qu’on ne s’aventure pas sans préparation préalable 
              ? qu’il y a un grand risque de se faire attaquer et prendre lorsqu’on 
              est loin de son camp, aventurée dans ma position ? Qu’ont-elles 
              appris de leurs maîtres ? Pourquoi cette imprudence, cette provocation 
              ? Pourquoi se trouvaient-elles là où elles me mettaient en demeure 
              de les éliminer ? Comment 
              un fou comme moi pourrait-il contrôler ses pulsions de capture en 
              présence de dames aussi naïves et inexpérimentées ?        Ils ne m’ont pas soigné quand j’étais en 
              prison pour exhibitionnisme, viols et pédophilie ; j’ai pu faire 
              parler cet imbécile de Jean-Pierre(2) qui partageait ma cellule. 
              J’en suis ressorti et j’ai pu mettre la main sur le butin du “gang 
              des postiches” qui m’a permis d’acheter un petit château(3) à Donchéry 
              dans lequel j’ai enfermé(4) mon épouse Monique, bien à l’abri des 
              menaces extérieures. Lorsqu’ils m’ont pris, ils sont tombés sur 
              mon carnet de partouzes, là où j’inscris certains de mes coups. 
              Ils ont étalé tout cela dans la presse à sensations, sans aucune 
              pudeur pour les victimes et leurs proches :        “Isabelle Laville, 17 ans, disparue le 
              11 décembre 1987 à Auxerre ; Marie-Angèle Domèce, disparue le 8 
              juillet 1988 ;  Fabienne Leroy, 
              d’une vingtaine d’années, disparue en août 1988 près de Mourmelon 
              ; Jeanne-Marie Desramault, 22 ans, disparue à Saint-Servais (Namur) 
              le 20 décembre 1989 ; Natacha Danais,13 ans, disparue vers le 20 
              novembre 1990 à Rezé, au sud de Nantes et dont le corps a été retrouvé 
              poignardé sur une plage de Vendée le 24 novembre 1990 ;  
              Farida Hamiche, compagne de Jean-Pierre Hellegouarche, ancien 
              co-détenu de l’assassin qu’il affirme avoir tué pour une question 
              d’argent et avoir enterrée près de Rambouillet ; Céline Saison, 
              18 ans, disparue le 16 mai 2000 à Charleville-Mézières et dont le 
              corps a été découvert le 22 juillet de la même année dans un bois 
              de Sugny (Belgique), le 1er mars 2002 ; Mananya Thumpong, 
              13 ans, disparue le 5 mai 2001 à Sedan et dont le corps a été retrouvé 
              dans un bois de Nollevaux (Belgique), le 1er mars 2002...”        Il y en a des tas d’autres ! dans des trous, 
              dans les bois; hors-jeu ! leur liste est assez incomplète ! Monique 
              m’aidait bien à chasser dans ma camionnette, mon cheval de Troie, 
              puis à rabattre et porter les corps raides et morts quand c’était 
              fini. Nous formions un couple efficace. Elle était courageuse ; 
              et je lui laissais regarder le jeu de la mise à mort dans le miroir 
              de la pièce d’à côté d’où elle entendait les supplications inutiles 
              des vierges à déflorer et à étrangler. Cela décuplait mon plaisir 
              et le sien qu’elle assiste au sacrifice des jeunes dames. Et puis, 
              elle a eu peur et elle m’a dénoncé. Je ne lui en veux pas; elle 
              est la seule femme, hormis ma mère entendu, que j’ai réellement 
              aimée. _____________ (1)Toute 
              ressemblance avec le joueur d’échecs et assassin Fourniret serait 
              volontaire et non fortuite. (2) 
              Hellegouarche (3) 
              A Sautou (4) 
              Personne ne voyait jamais Monique qui vivait sous l’emprise totale 
              et la fascination morbide pour son époux. |   
          |   |  
		| 6.   Partie 
              remise             1.e4 : Tendu et livide, l’Irlandais 
              John Mac Ecat. Il s’aventure dans la nuit noire, il est 23h50 ; 
              il sait qu’il va lui falloir attendre longtemps dans cette position 
              et guetter sa cible, en étant à l’affût, solide et vigilant. Il 
              espère que les renforts ne vont pas tarder ; le combat va être rude. 
              Il est comme l’éclaireur et le fer de lance de son gang. En face, 
              les Siciliens s’organisent.            1. ...c5 : A deux blocs d’immeubles 
              de là, de l’autre côté de l’avenue à l’ouest, tout aussi tendu, 
              mais sombre comme ses cheveux de corbeau que la gomina fait reluire 
              sous les reflets de la pleine lune, le Sicilien de Palerme, Rico 
              Alcinco, vient de se poster : il est 23h52. Les 
              deux jeunots s’observent sans bruit, comme des félins. Leurs couteaux 
              sont rétractiles; les vieux de la Camora veulent l’emprise sur le 
              quartier ; les Irlandais vont se battre pour maintenir leur voyoucratie 
              locale ; leur chef O’Killy(1) s’en porte garant. Cela promet une 
              partie serrée mais sanglante. Nous sommes à Boston en 1970 et la 
              baston n’a pas encore commencé.            2.Cf3 : Une Chevrolet blanche vient 
              se garer à droite, derrière Mc Ecat. A l’intérieur, Fitzpatrick 
              “le remuant” s’apprête à bondir dès qu’il le faudra ; il ne coupe 
              pas le moteur. Minuit, l’heure “du crime”, vient de sonner.            2. ...Cc6 : A son tour, un cabriolet 
              noir se gare presque en silence juste derrière Rico, dans la petite 
              rue perpendiculaire à la grande avenue qui va devenir bientôt le 
              théâtre des premiers échanges. Il est 0h02, tout est étrangement 
              calme.           3. d4  
              cxd4 4.Cxd4 Cxd4  5.Dxd4 
              : Le compagnon de Mc Ecat, Doyle le rouquin, vient provoquer Rico, 
              il est au contact ; les lames d’acier luisent sous la lune. Rico 
              prend le dessus sur Doyle ; il est renversé par la chevrolet blanche 
              de Fitz Patrick, elle-même prise en chasse par le cabriolet noir. 
              Dolly la rouquine, qui s’est imposée dans le gang des Irlandais 
              comme la tigresse du boss et son adjointe, arrive sur les lieux 
              . Elle nettoie la place : “Quelle différence y-a-t-il entre le sang 
              sicilien et le sang irlandais ?” se dit-elle, tout en rechargeant 
              son magnum. Elle ajuste la chevrolet noire qui fonce sur elle et 
              fait exploser la tête de son pilote ; elle répond alors : “le sang 
              des bouffeurs de spaghetti se répand plus facilement”. Il sort de 
              lui-même de l’air de jeu, en allant s’écraser et disparaître derrière 
              un parapet sans importance pour notre récit. Cette séquence n’a 
              duré que quelques minutes. La guerre des gangs peut continuer.            5. ...Dc7 : Va t’on assister à un règlement 
              de comptes entre femmes ?  La 
              Donna  Calabresa vient d’apparaître 
              de l’autre côté de l’avenue, un peu en retrait de l’endroit stratégique 
              et névralgique où se trouvait son fils Rico. Comme une louve blessée 
              à mort, elle hurle sa colère et son désespoir. Déjà parée pour le 
              deuil d’un long fourreau noir, assoiffée de vengeance, elle se tient 
              prête à la riposte, le flingue chaud dans sa main crispée et moite.            6.Fc4 : Bishop l’impétueux vient se 
              placer tout près de Dolly. Son idole est le joker joué 
              par J. Nicholson dans les films de Batman. Comme lui, il apporte 
              dans le gang sa folie et l’incongruité de son comportement peut 
              toujours surprendre l’adversaire.             6. ...e6 : Rocco avance à son tour 
              d’un pas dans la nuit noire ; il couvre le boss, réfugié à l’arrière 
              et qui observe tout cela sans broncher, assis tranquillement dans 
              son fauteuil aux accoudoirs confortables.             C’est à ce moment là que les quatre 
              guetteurs, véritables tours de contrôle, postés aux angles du carré 
              de béton à l’intérieur duquel devait continuer la boucherie, donnent 
              l’alerte : les cops arrivent de toutes parts pour cerner le quartier. 
              Il faut décamper en vitesse. Il est 0h23.             La 
              partie est remise : l’honneur sauf : deux morts partout ;  personne n’a perdu, pour le moment... ___________ (1) Une allusion discrète au GMI Albéric O’Kelly 
              de Galway qui fut, lui, un gentleman des échecs ! |   
          |   |  
		| 7.   L’automate 
              du malaise              J’ai été “inventé” en 1769, par le 
              baron Kempelen, “gentilhomme de Presbourg”, en Hongrie. Je fus ensuite 
              vendu à mon maître actuel, M. Maelzel, qui m’a exposé, à son plus 
              grand profit, dans la plupart des villes d’Europe et des Etats-Unis. 
              Partout, j’ai excité la plus vive curiosité, et de nombreuses tentatives 
              ont été faites pour pénétrer le “mystère” de mes mouvements.                   C’est toujours la même routine. 
              Quand mon maître commence à ouvrir la porte 1 de ma caisse, je dois 
              sans bruit me réfugier derrière la porte 2. La galerie ne voit que 
              roues et pignons mécaniques ; je l’entends pousser des grands “hoooo 
              !!” admiratifs. Lorsqu’il approche la bougie puis ouvre les compartiments 
              2 et 3, puis accomplit ses tours de passe-passe visuels grâce aux 
              jeux de miroirs qui tapissent ma structure interne, je grimpe dans 
              le costume rigide de mon Turc. L’assistance médusée n’y voit que 
              du feu, des roues et des pignons ou autres parties mécaniques, si 
              bien que l’opinion la plus communément admise est que je ne suis 
              qu’une machine à jouer aux échecs, sans aucune trace d’intervention 
              humaine.             J’ai fini moi-même par admettre cette 
              idée. Ma non-existence aux yeux des autres a fini par devenir mon 
              statut à mes propres yeux. Je me suis auto-maté. Aussi, suis-je 
              resté dans l’ombre toutes ces années, ne recherchant que le coup 
              le plus juste sur l’échiquier, comme une vengeance réclamée par 
              l’indignité de ma condition  fantomatique. A travers la poitrine de l’automate, 
              grâce aux bougies du maître, je peux me concentrer sur la partie 
              et manoeuvrer son bras gauche et ses doigts pour saisir et déplacer 
              les pièces. Je suis son âme, puisque j’ai perdu la mienne et mon 
              identité, lorsque j’ai accepté les termes de cette monumentale supercherie. 
              J’ai remplacé Schlumberger(1) à sa mort et pour ne pas éveiller 
              les soupçons, je dois vivre dans une malle, fort confortable au 
              demeurant, à lire et étudier la littérature échiquéenne, quand je 
              ne suis pas dans le corps de l’automate, de sorte que personne ne 
              me voie dans l’entourage de M. Maelzel, entre les exhibitions.                 Lorsque j’ai perdu contre le grand 
              Philidor(2), en 1793, au café Procope, le maître m’a tant battu 
              que j’ai cru mourir. Lorsque j’ai battu le jeune Bonaparte en 1809 
              à Vienne, il ne m’a pas  même 
              remercié. Je suis de constitution fragile : un “lilliputien”, comme 
              ils disent. Si mon cerveau est plutôt bien organisé pour jouer aux 
              échecs, qui voudrait de moi autrement que comme mascotte, animal 
              de foire ou de compagnie ? Je suis trop faible et trop asocial pour 
              mener une existence ordinaire et autonome. Je me suis donc habitué, 
              pendant toutes ces années, à n’être que le faire valoir et le bouc 
              émissaire de mon maître.                Aujourd’hui, au soir de ma vie, 
              je vais enfin me libérer de cette servitude, par le feu, grâce à 
              ces bougies qui auront permis à mon esprit de ne pas sombrer, hélas, 
              plus tôt, dans une folie destructrice qui m’aurait préservé de la 
              passion pour le jeu des échecs.                Aujourd’hui, mon ancien maître 
              est mort, mais mes souffrances n’ont pas cessé depuis que son frère 
              Leonhard, mon nouveau maître, a repris l’affaire autrefois juteuse 
              du Turc. Qui plus est, depuis qu’un écrivain américain a écrit sur 
              moi une nouvelle en 1835, plus personne, dans les cours des pays 
              civilisés, ne croit à la “magie” du Turc. Nous nous produisons dans 
              la boue, sur des foires populeuses et minables où l’on nous jette 
              quelques sous par pitié.                Il est grand temps de mettre feu à 
              tout cela.(3) ___________ (1) 
              Tout ceci est raconté en détail dans “l’automate de Maelzel”, Histoires 
              grotesques et sérieuses, E. A Poe, traduit par Baudelaire, en 
              1835. Notre anti-héros a remplacé un premier homme de petite taille 
              qui se cachait dans l’automate. (2) 
              François André Danican Philidor qui fut, outre  
              un remarquable compositeur, le plus grand joueur et théoricien 
              d’échecs du XVIIIème siècle. (3) 
              On sait que l’automate fut détruit dans un incendie ; on en connaît 
              maintenant la cause. |   
          |   |  
		| 8.   Au club             J’arrivai en retard ce soir-là et je 
              pus contempler et méditer devant la jolie rangée très balzacienne 
              de mes collègues déjà attablés. Au premier plan : le 
              sympathique, seul pour le moment, en attente d’un adversaire qui 
              ne saurait tarder.             “On en fait une petite ?”             Edmond commençait invariablement son 
              invitation à jouer en ces termes chaleureux, quelque soit l’adversaire 
              du jour. Retraité de la marine marchande, il avait gardé dans les 
              yeux toutes les étoiles des cieux sous lesquels ses bateaux avaient 
              écumé les océans. On retrouvait cette propension au voyage dans 
              son style lunatique et dans les mouvements de ses pièces. Lorsqu’il 
              se retrouvait ballotté par la forte houle adverse, il gardait son 
              sang-froid et son fair-play de gentleman. Le résultat lui importait 
              moins que la navigation elle-même sur les océans infinis de l’échiquier(1). 
              C’est avec la fraîcheur d’un enfant de plus de soixante ans qu’il 
              aimait à analyser la partie autour d’un café ou d’une bière. Macao 
              et Valparaiso tempéraient par leur puissance évocatrice le remake 
              souvent rébarbatif de l’analyse post-mortem(2). Ni prétention, ni 
              vanité, ni rancoeur; rien qui put froisser l’adversaire le plus 
              souvent victorieux . Il reconnaissait volontiers ses erreurs, le 
              plus souvent avec son humour maritime inimitable : “J’étais en cale 
              sèche” ou “j’ai fait une grosse bourde à la machine !”           Fidèle au poste le dimanche avec l’équipe, 
              égal à lui-même dans la victoire comme dans la défaite, modèle de 
              courtoisie bonhomme et de sociabilité, il reste dans mon coeur et 
              dans ma mémoire comme l’exemple d’un homme profondément gentil, 
              disponible et attachant.             A ses côtés, les deux  notables, fumant pipe et cigare.        Le psychiatre et l’entrepreneur en pneumatiques 
              arrivaient invariablement tard, autour de 21h30. Fatigués par leur 
              dure journée de labeur et leurs ennuis conjugaux, ils s’asseyaient 
              l’un en face de l’autre et entamaient l’une de ces parties sans 
              enjeu dont la qualité des coups compte bien moins que le délassement 
              qu’elle procure. Ces “joueurs de café”(3) préféraient d’ailleurs 
              l’ambiance fumeuse et agitée du “café de Paris” où le club fit un 
              moment escale pour une vaine tentative de démocratisation d’une 
              activité jugée à priori bien trop sérieuse et cérébrale par une 
              population rétive aux cénacles ou cercles d’échecs de compétition.           Ils y buvaient quelques demis anesthésiants 
              et leur ouverture de prédilection, assez pâteuse au demeurant, le 
              système Colle(4), n’eut pour tout effet que de coller leurs pièces 
              à leurs starting-blocks et de peu à peu les décourager de la compétition 
              dont ils avaient du mal à gérer le stress et à réguler les montées 
              d’adrénaline qu’elle procurait.           Personnages forts sympathiques, gentleman-farmer 
              désuet pour l’un, allure de cow-boy texan pour l’autre, mais sans 
              l’arrogance ni la stupidité d’un G. Bush, ils furent un temps trop 
              court des figures emblématiques de notre club provincial.            Un rang plus loin, le Président, plongé 
              dans une obscure comptabilité et qui s’empressa comme à son habitude 
              de la quitter afin de venir vers moi pour ponctuer chacune de ses 
              apparitions par son traditionnel “ formidable” qu’il employait à 
              tout propos et surtout à propos de rien.        Chaque club a le sien, charismatique, généreux 
              et autoritaire. Jean, le nôtre, était un ancien adjudant-chef. J’étais 
              alors trop jeune pour n’être autre chose qu’un antimilitariste primaire 
              et j’éprouvais les plus grandes difficultés à supporter ce fonctionnaire 
              zélé qui me donnait l’impression de brasser davantage de vent que 
              d’idées. Faible joueur reconverti assez vite dans la présidence 
              de notre association, il avait réellement à coeur le développement 
              de notre jeu et dépensait sans compter cette énergie fébrile qui 
              le caractérisait. Faute d’avoir pu constituer un bureau, il s’était 
              arrogé tous les pouvoirs décisionnels, ce qui flattait son ego militaire 
              et arrangeait tous les membres du club, déchargés ainsi de pesantes 
              démarches de gestionnaires ou des obligations d’assemblées ponctuelles 
              avec les instances de la ligue des échecs(5). Lors de mon premier 
              championnat départemental en 1980, je m’étais étonné d’avoir à jouer 
              à trois reprises contre le même adversaire(6), mais d’un autre côté, 
              ce mini-match flattait mon ego de compétiteur ainsi que celui de 
              mon illustre adversaire(7). Cette 
              aberration organisationnelle m’avait permis de disputer une partie 
              de presque huit heures qui m’aguerrirait pour la suite de mon parcours 
              dans le petit monde des échecs du département de l’Indre et de la 
              région Centre-Val de Loire !         Seuls, dans un coin de la salle, penchés 
              sur des livres et faisant tournoyer rapidement les pièces en silence 
              : les possédés.        Plongés dans les manuels techniques en 
              attendant le commun des mortels, affûtant stratégies, tactique et 
              finales, calculant leur dernière perf.(8) dans l’open international 
              auquel ils viennent de participer, les joueurs passionnés de première 
              catégorie(9) ont un abord le plus souvent désagréable. Sont-ils 
              hautains ou tout simplement déconnectés des vicissitudes du réel 
              ? Ils sont comme des cygnes dans la mare aux canards et rêvent aux 
              albatros(10) dont les noms ont des consonances slaves. Ils n’en 
              n’ont eux-mêmes parfois hélas que les prénoms :  
              Stanislas, Dimitri, Rodolphe...             Ratés plus ou moins magnifiques, vivant 
              chichement d’expédients divers, ils sont restés fidèles à leurs 
              marottes là ou d’autres y ont partiellement renoncé pour des occupations 
              plus ordinaires et plus ou moins structurantes que l’on regroupe 
              généralement sous le terme générique de “travail”. Ils peuvent nous 
              soumettre des études(11) alors qu’ils ont depuis longtemps trouvé 
              la solution, puis nous donner la clé, sous nos yeux effarés par 
              tant d’harmonie, de beauté, et de pédagogie. Ils savent être au 
              mieux éloquents, lorsqu’ils communiquent leur passion ; ils peuvent 
              alors devenir d’excellents animateurs et monter à partir de rien 
              de véritables infrastructures échiquéennes(12). Au pire, ils prennent 
              la grosse tête, s’enferment dans des cénacles de spécialistes où 
              ils consument leur temps et leur belle jeunesse à la poursuite d’une 
              gloire improbable, courant après les cachetons minables dans les 
              opens de parties semi-rapides du dimanche à Pétaouchnock, ou encore 
              après la première norme de maître international qui leur donnera 
              l’illusion perverse de pouvoir se faire un nom dans ce monde ingrat 
              de professionnels où seuls quelques élus très talentueux et assez 
              sponsorisés pourront vivre de leur art(13).         Seule également, délaissée pour le moment 
              et attendant, gênée, un adversaire,  
              la femme du club, mi égérie, mi potiche.        Lorsqu’il arrive que l’une d’entre elles 
              apparaisse dans cet univers trop masculin, elle fait l’objet d’une 
              attention, voire d’une convoitise toute particulière. Certaines 
              ont été à juste titre si choquées par la rudesse de l’accueil et 
              le manque de courtoisie(14) qu’elles ne sont pas restées longtemps 
              au club. Si l’on en croit N. Engel et J. Dextreit(15), cela s’explique 
              par la psychologie basique du mâle jouant aux échecs : il utilise 
              la Dame pour terrasser le Roi adverse. Il lui faut donc jouer contre 
              un adversaire du même sexe, et il est très gêné de se retrouver 
              face à une personne féminine qui brouille ses pulsions freudiennes. 
              Celle-ci ne devient alors qu’un objet à conquérir ou à dégrader 
              afin de s’approprier le roi adverse qui continue à symboliser le 
              père. Ces “brèves de comptoir” de l’inconscient fonctionnent assez 
              bien dans une approche sociologique du petit club de province, et 
              de ses rites. En revanche, si l’on observe les grands clubs où la 
              présence du sexe féminin est quantitativement et qualitativement 
              plus importante, on constate que les joueuses sont toujours plus 
              jolies et exhibitionnistes. Elles jouent de tout leur pouvoir de 
              séduction(16) pour s’assurer une emprise sur la gent masculine, 
              ce qui est narcissiquement valorisant pour elles et vient compenser 
              la phallocratie encore bien répandue dans le milieu des échecs, 
              même au plus haut niveau(17).Ces “amazones” de l’échiquier gagnent 
              alors en légitimité leur place au sein de la communauté du club 
              par une sorte de virilisation paradoxale de leur personne, qui agit 
              plus ou moins consciemment sur l’esprit de leurs homologues masculins 
              et leur impose un respect mâtiné d’un désir plus ou moins coupable… 
              Avec la parité et la démocratisation du jeu, il y a fort à parier 
              que tout cela change et tant mieux, mais il y faudra quelques décennies.             Deux jeunes étaient là ce soir, n’ayant 
              pas classe le lendemain, et jouaient une partie débridée et bruyante 
              sous les “chuuuut” tonitruants de leurs aînés, mais les enfants 
              viennent plutôt au club les samedis après-midi.                 Les jeunes joueurs sont presque tous 
              les mêmes : ils sortent leur Dame le plus tôt possible, essayent 
              de mater l’autre en f7(18) et ne peuvent s’empêcher de jouer avant 
              d’avoir réfléchi. Ils rigolent bruyamment, font la revanche dans 
              la foulée de la partie gagnée ou perdue, et sont fatigués au bout 
              d’une demie-heure, ce qui est normal. Ils sont avides de problèmes 
              sur l’échiquier mural(19), croient toujours avoir la solution à 
              peine les pièces installées, et sont toujours impatients de trouver 
              celle du prochain problème. Il arrive cependant parfois que l’on 
              trouve un tout petit joueur très concentré sur ce qu’il fait. Il 
              a sept ou huit ans et pourtant déjà toutes les postures d’un grand 
              champion des échecs. Il pleure lorsqu’il perd, et la défaite devient 
              pour lui très vite assez rare au club où il fait figure d’épouvantail. 
              Parents qui avez en charge un tel phénomène, fuyez le club en emportant 
              votre marmot ! Ce sont des années de sacrifices qu’il vous faudra 
              faire si vous acceptez de développer chez lui ce talent chronophage, 
              menaçant pour son équilibre de petit garçon(20),  même s’il sera valorisant voire un jour lucratif 
              sur vos vieux jours. Pensez à son bonheur ! Il vaut mieux que vos 
              fantasmes de réussite et de gloire. _____________ (1) 
              En référence à Pierre Mc Orlan : “Il y a davantage d’aventures sur 
              un échiquier que sur toutes les mers du globe”. (2) 
              Après une partie de compétition, les joueurs reviennent sur les 
              coups joués, “analysent” la partie sur ce qui aurait pu ou aurait 
              dû être joué. (3) 
              Cette expression plutôt péjorative a été utilisée à l’origine par 
              des grands-maîtres pour qualifier de manière péjorative le faible 
              niveau de leur(s) adversaire(s) ou des joueurs non professionnels 
              ; on se souviendra que Botwinnik lui-même l’avait employée pour 
              qualifier le style fantasque de M. Tahl, aux brillants et parfois 
              incorrects sacrifices. Cela n’avait pas empêché ce dernier de l’emporter 
              sur l’ex-champion du monde au début des années 1960. (4) 
              Cette ouverture est jugée peu ambitieuse car elle enferme délibérément 
              le Fc1 en début de partie derrière les pions c3 d4 e3. Elle est 
              néanmoins solide et permet d’éviter de lourdes préparations théoriques 
              sur des ouvertures plus canoniques. (5) 
              En France, la ligue représente une région académique. La ligue du 
              Centre est donc composée de six comités départementaux qui administrent 
              au  plan local les 6 départements du Centre-Val 
              de Loire. (6) 
              C’est normalement impossible dans le cadre d’un open avec “système 
              suisse” d’appariement, où chaque joueur  
              ne peut rencontrer un autre qu’une seule fois. (7) 
              Jean-Pierre avait réussi à faire match  
              nul en parties simultanées contre le grand champion Tigran 
              Petrossian, en 1966, alors que ce dernier était champion du monde. (8) 
              Il s’agit d’un calcul qui prend en compte le pourcentage de points 
              réalisés contre la moyenne elo de ses adversaires : On parle de 
              “performance elo” et celle-ci entraîne des fluctuations sur le classement 
              individuel du joueur de compétition, selon qu’elle est négative 
              ou positive. (9) 
              Ce sont les joueurs classés à plus de 2000 elo. Seuil  estimé d’un “très bon  niveau” au sein du club dont ils constituent 
              l’élite, toute évaluation étant relative par ailleurs. (10) 
              Allusion au poème de Baudelaire dont on se souvient du vers suivant 
              : “Ses ailes de géant l’empêchent de marcher”. (11) 
              Les “études” sont un type de problèmes dont la composition est le 
              fruit d’auteurs que l’on nomme “problémistes” : elles mettent en 
              valeur l’esthétique des échecs, la complexité et l’aspect paradoxal 
              du jeu. Les positions ne sont pas tirées de parties de compétition. 
              Les “clés” des solutions sont le plus souvent magnifiques et inattendues. (12) 
              C’est le cas d’un ancien joueur de Châteauroux, parti à St-Lô, avec 
              le succès que l’on connaît dans la monde des échecs, succès dû à 
              sa volonté, son talent, et son travail. (13) 
              La France comporte aujourd’hui une cinquantaine de grands-maîtres 
              ou “G-M-I”  mais seuls cinq 
              ou six d’entre eux vivent assez confortablement des échecs, en tant 
              que compétiteurs. Pour l’immense majorité des autres, il faut donner 
              des cours ou avoir, comme pour les écrivains, un autre métier pour 
              pouvoir vivre décemment. (14) 
              La Dame est appelée “salope”  par 
              des joueurs peu scrupuleux en présence de la joueuse qui débarque, 
              par exemple. (15) 
              Jeu d’échecs et sciences humaines, Payot, 1978. (16)  Cf. aller visiter les sites internet d’Alexandra 
              Kosteniuk ou de Szuza Polgar. (17) 
              La présence de Judit Polgar dans les tournois du top 20 ces dix 
              dernières années a suscité bien des commentaires et pas toujours 
              des plus agréables pour la jeune femme qui s’est plainte parfois 
              du machisme ambiant de ses collègues. ( cf. interview  
              donnée dans la revue Europe Echecs ). (18) 
              Il s’agit du fameux et prétentieux “mat du berger”. (19) 
              Outil pédagogique servant dans le cadre scolaire ou celui des clubs 
              à l’enseignement des échecs. Il s’agit d’un échiquier magnétique 
              de grand format. (20)  Récemment, Gata Kamsky, génie précoce parmi 
              tant d’autres de nos jours, expliquait lors d’une interview à la 
              revue Europe-Echecs qu’il avait dû arrêter de jouer très jeune tellement 
              il était devenu “une machine à jouer aux échecs”. |   
          |   |  
		| 9.   « Il 
              faut cultiver notre jardin » (1)                                        A Frédo,         Nous aussi, c’est avec toute la candeur 
              et la hargne de nos dix-sept ans que nous nous sommes jetés dans 
              le monde, tête la première. Nous fuyions l’ombre grise d’un avenir 
              trop tracé. Nous savions pourtant que ce monde n’était pas “le meilleur 
              des mondes possibles”.             Mais 
              Boudu, Kérouac et Lavilliers(2) nous avaient précédés, et nous ignorions 
              encore que tant de SDF allaient nous suivre.               L’épopée tourna court : le froid de l’hiver 
              madrilène nous conduisit du Prado (3) à la soupe populaire d’un 
              hospice de vieillards. Nous goûtâmes, city (4), les paradis artificiels 
              de ta jeunesse désoeuvrée. Quelques pétards et le giron d’une mamma 
              espagnole de substitution achevèrent de nous anesthésier. La symphonie 
              africaine fantasmée (5) se dilua à Oujda dans une banale fugue d’adolescents 
              apeurés par leur propre inanité et le principe de réalité d’un monde 
              quadrillé contre les rêves. Si l’aventure était encore possible, 
              c’était dans des “tour opérator” ou des “treks pour bobos”, que 
              l’on voyait passer, en route pour Tamanrasset, chargés de bidons 
              d’essence et de cartes de crédit. Trop jeunes pour être un Lacarrière 
              et un Lanzmann (6), un Stanley et un Livingstone, mais assez naïfs 
              pour être un Laurel et un Hardy.  Trop peu de mots dans la tête pour en dépeindre 
              et en peindre le monde parcouru avec la lenteur, la précision, la 
              gourmandise, l’extase et l’émerveillement des poètes ou des philosophes 
              itinérants. Trop peu de sagesse, de maturité pour éviter d’être 
              ballotés au fil des rencontres probables et stéréotypées, de la 
              gare à la route, de la route à la station de métro : “teneis diez 
              pesetas para el metro por favor ?”; “TENEIS DIEZ PESETAS PARA EL 
              METRO POR FAVOR !” de la station à une mendicité décervelante, et 
              déjà aux contrôles de police la nuit, sur les collines d’Algeciras, 
              aux portes de l’Afrique. Trop peu pour tracer un chemin initiatique 
              qui serait autre qu’un chemin de croix.             Trop 
              peu mais assez pour se convaincre de la nécessité de trouver un 
              cadre, une structure,  puis 
              piteusement admettre l’aporie d’un retour certes difficile pour 
              l’amour-propre, mais nécessaire pour la lente maturation d’un devenir. 
              Après avoir goûté amèrement à l’inconnu et aux mésaventures, à un 
              semblant d’Aventure, nous nous sommes aliénés au monde de l’oisiveté 
              chez papa, maman, ou copain, copine, ou à celui du travail déqualifié, 
              en Allemagne puis en France. Ce monde- ci n’était guère plus reluisant 
              que l’autre : on  perdait 
              vite sa jeunesse à fabriquer toute la journée des palettes de bois 
              au pistolet pneumatique. On était rentré si moulus la première journée 
              qu’il nous avait été impossible d’y retourner la deuxième, perdant 
              pourtant une bonne occasion de renoncer à nos velléités de révolte 
              adolescente et de quête existentielle.              Nos chemins se sont alors peu à peu 
              séparés ; chacun s’est mis à cultiver son jardin, vaille que vaille, 
              tant bien que mal. Le mien tenait sur un carré de soixante-quatre 
              cases. J’essayais d’y faire pousser des Dames sur les première ou 
              huitième traverse (7).             Cette culture continue encore à m’occuper 
              aujourd’hui, presque trente ans après. _____________ (1) C’est la célèbre dernière réplique de Candide, 
              conte philosophique de Voltaire. (2) 
              Tous trois ont en commun d’avoir exalté l’appel de la route. (3) 
              Musée célèbre pour sa collection de Velasquez et de Goya, entre 
              autres peintres célèbres. (4) 
              Allusion à la ville noire de Gotham-City dans Batman. (5)  L’Afrique était l’objectif initial de nos deux 
              aventuriers candides. (6) 
              Célèbres écrivains nomades. (7) 
              Le pion arrivé à promotion ou à  
              maturation, pour filer la métaphore, se transforme généralement 
              en Dame. |   
          |   |  
		| 10.   En hommage 
              à Borges (1)             Le jeune homme s’est assis à sa table 
              de travail. Il a décidé qu’il ne la quitterait pas avant d’avoir 
              écrit deux sonnets (sommets) échiquéens, en vers acrostiches. C’est 
              la terrible et belle contrainte qu’il s’impose : elle est redoutable, 
              ambitieuse. Les deux sonnets de Borges sont une merveille d’équilibre 
              formaliste en langue espagnole (2) Que pourrait-il faire de mieux 
              ? Il s’est préparé deux litres de thé, dispose de quelques biscuits 
              pour pallier à une éventuelle fringale. Rien ni personne ne doit 
              le déranger. Plutôt mourir que de faillir dans cette tâche qu’il 
              s’est assignée au nom d’une intrinsèque nécessité d’écrire : fixer 
              ce qui remue en lui depuis tant d’années. Il ressemble à cette allégorie 
              célèbre du poète Romantique peinte par Paul Cezanne (3) : une lucarne 
              sale, une table encombrée de quelques livres empilés, un dictionnaire, 
              une grammaire, une paillasse monastique, une chaise sur laquelle 
              il se tient courbé, prêt à bondir sur la page toujours blanche ; 
              seule la Muse est pour lors improbable. Près de lui, une photo immaculée 
              de sa mère défilant sur la place de Mai. Son frère est du nombre 
              des trente mille desaparecidos sous Etchecolatz (4).                Par dégoût du monde et de ce qu’on 
              appelle “la vie”, lui, Alejandro, s’est réfugié dans la pratique 
              des échecs et de la poésie. Il fréquente le célèbre club de Buenos-Aires, 
              où il a eu, plus jeune, le toupet de refuser la nulle offerte par 
              le grand Miguel Najdorf (5), lors d’une partie simultanée. Il a 
              fini par la perdre, mais il se souviendra toujours de la poignée 
              de main du grand-Maître et de ses félicitations respectueuses pour 
              le courage quelque peu incongru du jeune homme. Son père, français 
              et absent depuis la “disparition” du fils aîné, lui envoie comme 
              par remords de l’argent, afin qu’il puisse se livrer à ses deux 
              passions, sans avoir à trimer par ailleurs.  
              Grâce à ce père aimé et maudit, Alejandro est parfaitement 
              bilingue et c’est en français qu’il a décidé de rédiger ses deux 
              poèmes : qui aurait en effet la prétention de “rivaliser” avec Borges 
              en utilisant sa propre langue ?                Il est tôt ce matin, anormalement 
              tôt pour ce fils à papa trop choyé que l’oisiveté menace le plus 
              souvent de son étreinte alanguissante. C’est un sursaut vital pour 
              lui qui commence. Il doit se prouver à lui-même qu’il est digne 
              de la confiance et de l’amour que lui accordent ses parents. Il 
              a besoin de cette reconnaissance que recherchent tous ceux qui noircissent 
              des pages dans l’anonymat de leurs réduits. Il lui faudra non seulement 
              écrire, mais encore publier, pour laisser une trace, comme une empreinte 
              supplémentaire laissée sur le tableau noir de la postérité. Toutes 
              ces pensées confuses l’animent d’une vitalité retrouvée, d’un élan 
              nécessaire alors qu’il commence à écrire son premier quatrain.                           Adouber(6) les pièces avant le grand départ,                           Jouir du bel ordre intact, 
              symétrique des armées.                           Ecouter leur silence, par lui être charmé 
              ;                           Dès lors, pomper le sang que les têtes 
              accaparent.                Le silence doit faire place à 
              l’adrénaline. Tous les joueurs de compétition le savent bien. Il 
              relit attentivement ce qu’il vient d’écrire ; la diérèse sur “pièces” 
              peut convenir puisque les doigts des joueurs s’attardent méticuleusement 
              sur leur signifié, afin de les recentrer surs leurs cases de départ. 
              Lui Alejandro, a choisi l’alexandrin, comme une seconde nature et 
              parce qu’il est plus facile à manier en français que le pentasyllabique(7) 
              borgésien. Le premier acrostiche était prédéterminé : “Ajedrez”, 
              sur les pas de Borges, exprime plutôt dans son premier quatrain 
              le cadre du calme avant la bataille; il devrait être suivi d’un 
              déploiement, d’une mise en espace des figurines, tout du moins dans 
              le deuxième quatrain dont les trois premières lettres sont contraintes 
              par les règles du sonnet et la nécessité de l’acrostiche. Il faut 
              combiner poétiquement la verticale et l’horizontale, abscisses et 
              ordonnées, latitude et longitude, et cela excite considérablement 
              Alejandro qui retrouve là la géographie spatiale et familière de 
              l’échiquier lui même.            Alors, Il avale fébrilement une longue 
              gorgée d’un thé déjà froid avant de se remettre au travail. Il n’entend 
              rien, pas même cette femme parmi les cris et les pleurs de celles 
              de la plaza de Mayo, qui défilent en bas de sa chambre de 
              bonne, située dans les combles d’un immeuble qui donne sur l’avenida 
              de Mayo, jouxtant la place, où en rangs serrés et dignes, des 
              centaines de dames blanches brandissent bien haut les photos jaunies 
              de leurs fils disparus. Il est déjà 9 h et le temps est passé si 
              vite qu’il ne s’est aperçu de rien.                           Rincer le pion  e4, le dresser tel un phare                           Erigé en guetteur d’harmonie, 
              altier, mais                           Zélateur de la blanche 
              écume neurosemée.                           Blancs battus ; “n’ai-je 
              pas aboli le hasard ?”             La place accordée au pion e4 (une 
              phrase étirée sur trois alexandrins) dans ce deuxième quatrain est 
              proportionnelle à son importance dans l’ouverture aux échecs. Fischer 
              disait que “ceux qui ne jouent pas 1.e4 sont des poules mouillées”. 
              Alejandro préfère lui se mouiller, et en pleine mer ! La 
              métaphore filée de la navigation n’a rien de bien original, pense 
              Alejandro, mais comment rendre compte de la troisième dimension 
              cachée du jeu, de celle des variantes, de la profondeur des coups 
              dont la trace écrite n’est précisément que “l’écume” ? Le jeu de 
              mot sur les “blancs battus en neige” y participe. Quant à l’allusion 
              explicite au “coup de dé” de Mallarmé, elle introduit en fin de 
              quatrain l’idée selon laquelle rien aux échecs ne serait laissé 
              au hasard. L’acrostiche choisi pour les deux tercets du premier 
              sonnet restant à écrire est “blancas” car nous allons assister aux 
              manoeuvres des pièces blanches ainsi qu’à  la quête éperdue des dames blanches de la place 
              de Mai, qui continuent de défiler dans l’indifférence quasi-générale 
              tant cet événement est devenu un rituel pour les badauds de la capitale 
              argentine.                             Lentes processions des Dames sur la place,                             Attaques inespérées 
              et défenses tenaces.                             N’avons-nous pas assez 
              combattu, louvoyé ?(8)                             Cerveaux enchevêtrés ; nos morts imputrescibles                             Abolis, disparus sous 
              l’ennemi irascible.                             Saurons-nous qui vaincra ? 
              Lequel des camps ? Voyez !             Il pose seulement son stylo, l’air satisfait 
              du devoir à moitié accompli. Bien plus important qu’une imitation 
              de Borgès d’une assez bonne facture, Il ne réalise pas encore combien 
              la similitude est troublante entre ce qui se joue en bas à quelques 
              centaines de mètres, sur la “place” et ce qu’il vient d’écrire. 
              Miracle et profondeur de la poésie qui organise une polysémie pas 
              toujours consciente. Bien sûr il est travaillé de l’intérieur par 
              l’histoire de son frère “aboli, disparu” lui aussi, par celle de 
              sa mère et de ses “lentes processions” “sur la place”.  Sans doute son cerveau et le sien sont-ils “enchevêtrés” 
              comme ceux des deux joueurs qui tissent puis défont la toile des 
              échecs, comme les membres d’une même famille font et défont la toile 
              de la vie. Sans doute les morts “imputrescibles” peuvent-ils évoquer 
              tant les cadavres inaltérables du buis, de l’ivoire, du plastique 
              ou de l’onyx des figurines que l’absence cruelle et éternelle des 
              corps “imputrescibles” des desaparecidos, morts sans sépulture.            Il se jette sur son premier biscuit 
              qu’il trempe dans le bol de thé afin de l’attendrir. Il dévore la 
              moitié du paquet qu’il éloigne par précaution, réalisant que son 
              travail n’en n’est qu’à sa moitié. Il y a quelque chose “à voir”, 
              son dernier mot le dit : “Voyez !”. Il à hâte de poursuivre, comme 
              sous l’injonction d’une Muse enfin retrouvée, comme sous l’injection 
              d’un produit dopant : la théine, en l’occurrence. Si seulement il 
              pouvait se pencher à sa fenêtre, il VERRAIT là aussi une femme tomber, 
              un attroupement se faire, il pourrait au moins être là, se frayer 
              un chemin parmi elles pour savoir, pour être sûr qu’il ne s’agit 
              pas d’ELLE... mais il continue d’écrire, comme si seule sa vie à 
              lui en dépendait.                              Joueurs tendus sur les points de rupture : cases 
              centrales                              Unifiant le caveau 
              des sépultures ; échanges                              Glorifiant l’idée 
              la plus pure. Quel archange,                              Aura t-il, blanc 
              ou noir, le dessus  ?Phase 
              vitale.            Place au “joueur” ! On devine l’acrostiche 
              choisi et le thème renforcé par le “J” initial dont la position 
              à la fois horizontale et verticale emblématise et met doublement 
              en valeur ce substantif. Alejandro nous donne donc à voir le processus 
              de la pensée des joueurs à l’oeuvre, sur les “cases centrales”, 
              là où la conquête de l’initiative va se jouer, par des “échanges”, 
              là où blancs et noirs vont  se rejoindre dans “le caveau des sépultures”, 
              trou noir du centre de la galaxie échiquéenne qui aspire dans son 
              maelström les avants-postes des deux camps.                              Diagonale irisée d’un sacrifice banal,                              Ordre bouleversé 
              par des coups étranges,                              Réseau de mat pour 
              un roi que dérange                              Ou la furia des pièces, 
              ou l’essai magistral,          C’est son père qui lui a appris les échecs. 
              Comme souvent, le fils a fini par le battre à plate couture. Mais 
              le père lui a aussi sans doute transmis cette tendance de sacralisation 
              très chrétienne du jeu que l’on retrouve dans la métaphore de la 
              pureté et de “l’archange”. Dans un pays aussi catholique que l’Argentine, 
              quoi d’étonnant à ce que cette thématique apparaisse tant dans les 
              sonnets de Borges : “Dios mueve el jugador” que dans ceux d’Alejandro 
              ? L’idée “pure”, celle des puristes recherchant l’exactitude et 
              la “vérité” du jeu, a toujours coexisté avec la pratique des échecs 
              plus “impurs”, joueurs n’écartant pas les complications et les aléas 
              d’un jeu moins “correct” mais plus  
              spectaculaire et aventureux. Au nombre des puristes, citons  sans exhaustivité : A. Rubinstein, J. R. Capablanca, 
              B. Fischer, A. Karpov, V. Kramnik... Dans le camp des “impurs”, 
              on trouve aussi des génies comme F. Marshall, D. Bronstein, M. Tal, 
              G. Kasparov, A. Shirov... Alejandro se range donc par affinités 
              dans la première famille.         Dans le deuxième quatrain, l’équilibre 
              est rompu et la lutte va tourner à l’avantage de l’un des camps, 
              ce qui va être annoncé dans l’acrostiche final, même si un doute 
              subsiste : “odor” n’est que l’annonce d’un mat à venir.              Sur la place, la femme à terre crie 
              : “ Hay que buscar mis hijos ! por favor, MIS HIJOS  !”, mais toutes les femmes ne crient-elles pas 
              la même chose, le plus souvent dans le silence assourdissant de 
              leur solitude meurtrie ? De sorte que l’on cherche à la calmer, 
              simplement la calmer, alors qu’il faudrait courir chercher Alejandro 
              et tambouriner à sa porte pour lui dire que sa mère est peut-être 
              en train de mourir sur une dalle de la place de Mai.                                 - Démiurges vaniteux, oh tigres de papier 
              -                      Où l’on -ils provoqués ? 
              quand vous vous drapiez,                                 Ridicules pantins, 
              d’oripeaux nostalgiques.                                 Malheur à toi 
              qui dors, ne peux plus chercher, las !               Le joueur Alejandro sait bien qu’il ne faut 
              pas se contenter de répéter telle ou telle variante d’ouverture, 
              telle ou telle attaque de mat, tel ou tel schéma stratégique, tel 
              ou tel principe de finale si l’on veut atteindre la maîtrise; sinon 
              tout cela risque de n’être que du déjà vu, du “banal”. La connaissance 
              livresque, théorique et pratique des échecs doit être un prélude 
              à la créativité, comme l’est la connaissance de la poétique pour 
              la création poétique. Le travail du véritable joueur est dans ce 
              va -et-vient entre la tradition et sa mise à l’épreuve par de nouvelles 
              idées, qu’elles soient un complément, un enrichissement, 
              ou un repoussoir, une révolution. Cette démarche scientifique doit 
              guider le joueur, lui éviter les pièges de la “vanité” ou 
              de la “nostalgie”, de la simple et factice “odor 
              de mat” comme l’acrostiche final nous invite à le sentir, et 
              conserver intacts sa curiosité et son goût pour la recherche. Dans 
              cette perspective, les coups “étranges” peuvent comporter tant des 
              connotations négatives de maladresse, d’imprécision, que de créativité 
              paradoxale.                                 Alfil...(9)               Il est tiré brusquement de son travail par des 
              coups répétés dans sa porte . “Senor 
              Alejandro ! pronto !” Il comprend alors vite qu’il se passe 
              quelque chose de grave, à l’extérieur.                Il ne peut pas deviner encore combien son derniers 
              vers est prémonitoire de ce qu’il découvre , en bas, effaré : sa 
              mère, allongée et inconsciente, tenue dans les bras de toutes ces 
              femmes éplorées, aux yeux délavés par tant de larmes versées. Sa 
              mère, “qui dort et qui ne cherche plus”, et lui, “Alfil 
              “(8) de douleur et de peine, encerclé bientôt par une rangée 
              de militaires “drapés dans leurs oripeaux nostalgiques” d’un 
              ordre dictatorial toujours menaçant.               Il ne terminera  son deuxième sonnet qu’en prison, pour s’être 
              jeté sur les militaires encadrant la manifestation pacifique des 
              femmes de Mai, eux qui ne bougèrent pas le petit doigt, qui n’eurent 
              pas un geste de compassion envers sa mère mourante, et qu’il molesta 
              comme un forcené, en lâchant ses coups, ivre de douleur, avant d’être 
              par l’un d’eux assommé.              La fin du sonnet disait ceci ; elle 
              se passe de commentaires.                               Alfil qui n’a pas vu arriver la menace(10),                               Tais-toi donc désormais, 
              humanité cynique. ____________ (1) 
              Dans El Hacedor, On trouve le poème “Ajedrez”, composé de deux sonnets 
              juxtaposés, d’une 
              extrême rigueur formelle.   (2) 
              En su grave rincon, los jugadores                    Tenue rey, sego alfil, encarnizada       Rigen las lentas piezas. El tablero                   Reina, torre directa y peon 
              ladino       Los demora hasta el alba en su severo             
              Sobre lo negro y blanco del camino       Ambito en que se odian dos colores.               Buscan y libran su batalla armada.         Adentro irradian magicos rigores                     No saben que la mano senalada       Las formas torre homérica, ligero                    Del jugador gobierna su destino,       Caballo, armada reina, rey prostrero,          
                  No saben que un rigor adamantino       Oblicuo alfil y peones agresores.                    Sujeta su albedrio y su jornada.         Cuando los jugadores se hayan ido,                Tambien el jugador es prisionero       Cuando el tiempo los aya consumido,             (La sentencia es de Omar) de otro 
              tablero       Ciertamente no habra cesado el rito.               De negras noches y de blancos 
              dias.               En el Oriente se enciendo esta guerra             
              Dios mueve al jugador, y este, la pieza.       Cuyo anfiteatro es hoy toda la tierra.              
              Que dios detras de Dios la tram empieza       Como el otro, este juego es infinito.               de polvo y tiempo y sueno 
              y agonias ?   (3)  “ La Muse du poète”. (4)  L’un des principaux généraux responsables des 
              “disparitions” de jeunes gens. (5)  Plus 
              fort joueur argentin de l’histoire des échecs. Il fut l’un des deux 
              meilleurs non soviétiques dans les années         cinquante et soixante avec l’américain 
              Samuel Reshevsky. (6)  Ce mot du lexique chevaleresque est passé dan 
              le jargon échiquéen. Il consiste à recentrer les pièces sur leurs 
              cases de départ avant de jouer une partie. (7)  Vers de onze syllabes. (8)  Louvoyer aux échecs signifie “manoeuvrer” ; 
              le “louvoiement” s’emploie pour décrire les manoeuvres positionnelles 
              que font les joueurs dans la phase positionnelle de la partie. (9)  “Fou” en espagnol, qui vient de l’arabe : “Al 
              -vizir”, c’est-à-dire l’adjoint direct du suzerain. (10) 
              En référence à la célèbre maxime d’Aaron Niemzowitsch, en exergue 
              de Mon Système : “La menace est plus forte que l’exécution”, 
              qui prend ici une résonance dramatique. |   
          |   |  
		| 11.   Un joli 
              coup de Fourchette (1)         Dans le viseur du cocu, il y a la femme 
              et l’amant. Il n’appartient qu’à lui de choisir qui des deux il 
              visera le premier. Il prend son temps. Sa carabine à très longue 
              portée lui donne un sentiment de toute puissance. Il va de l’un 
              à l’autre, de l’autre à l’une, au rythme du badinage amoureux des 
              amants dont il suit les déambulations joyeuses et insouciantes d’une 
              pièce à l’autre de l’appartement où ils se croient en sûreté. Un 
              bas vole, un pantalon traverse l’espace dans un indécent ballet 
              dont le cocu se délecte autant qu’il s’en emplit d’un dégoût qu’il 
              estime être légitime, afin d’affermir son index sur la gâchette, 
              au cas où il aurait encore un sursaut de doute sur ce pourquoi il 
              est là, en joue, prêt à faire feu.         Cela avait commencé par une inappétence 
              sexuelle, phénomène assez banal dans un couple traversant l’épreuve 
              des années, la quarantaine ventripotente, la libido en berne, le 
              foot à la télé pour monsieur, la lecture nerveuse pour madame, les 
              silences pesants, la tendresse qui n’arrive pas encore à relayer 
              les défaillances du sexe, les questions qui ne manquent pas de se 
              poser : “il m’aime encore ?”, “ elle n’a plus envie de moi ?”, “faire 
              le point”, “réfléchir à notre couple...”, “...qui traverse une crise”, 
              “remise en question nécessaire”, “ou lâcheté déprimante de l’autruche”. 
              L’un et l’autre n’avaient pas fait ce retour sur eux-mêmes ; il 
              semblait, comme dans la majorité des ménages, que l’amour-propre 
              l’emporterait sur l’amour. Elle s’était peu à peu détachée de lui, 
              lui d’elle ; il ne l’avait pas supporté, d’autant plus qu’elle semblait 
              renaître, s’épanouir et rajeunir, jour après jour.         Il s’était d’abord mis à grossir. Il avait 
              toujours eu un joli coup de fourchette mais son rapport à la nourriture 
              n’était plus comme autrefois celui d’un gourmand ou d’un gourmet 
              ; il était devenu celui d’un malade, d’un boulimique avide de se 
              remplir pour combler le vide angoissant qui se creusait en lui. 
              Elle le trouvait répugnant, à se gaver de chips devant la télé tandis 
              qu’elle essayait de lui parler de ses sentiments contradictoires, 
              de le mettre en garde contre l’irréparable qui allait être commis 
              s’il continuait à l’ignorer plutôt que d’essayer de la reconquérir. 
              Il s’était montré faible, incapable de lui tendre la main, sans 
              réellement se l’expliquer, puisqu’à l’évidence il l’aimait, comme 
              on aime un compagnon de vie à travers toutes ces années passées 
              ensemble. Il aurait pu l’inviter à danser ; il était jadis plutôt 
              bon cavalier. Il savait que ce contact physique renoué par la danse 
              aurait pu tout faire redémarrer, que le lit n’aurait pas été loin 
              après les tangos, passos ou autres slows qui caractérisaient autrefois 
              presque toujours les préludes à leurs ébats amoureux. Alors pourquoi 
              cette passivité, ce renoncement ? Il ne se l’expliquait décidément 
              pas. Il constatait juste amèrement qu’il n’était capable d’aucune 
              preuve d’amour, d’aucun mot, d’aucun geste. Sans doute un psychiatre 
              l’aurait aidé à y voir plus clair en lui et en eux, mais il avait 
              aussi écarté cette remédiation. C’est comme si un masochisme pervers 
              l’incitait à voir jusqu’où elle irait, la “salope”.          Il n’allait pas tarder à le savoir. Elle 
              avait trouvé un amant plus jeune qu’elle, lors de l’une de ses sorties 
              nocturnes qui s’étaient multipliées depuis quelques temps. Le jeune 
              étalon ne se gênait plus, ces derniers temps, pour la raccompagner 
              parfois au petit matin, il l’embrassait à pleine bouche sous la 
              fenêtre du mari qui regardait la scène dans un mélange de dégoût 
              et de fascination, comme pour se punir. Il était devenu presque 
              le complice d’une situation malsaine. Il acceptait le châtiment 
              infligé par sa femme et le poids des cornes qui lui faisait baisser 
              la tête de honte. Elle rentrait, prenait une douche en chantant, 
              et puis partait au travail sans même lui adresser la parole.                                          Mais 
              hier matin, ils étaient allés trop loin.         La femme est venue frapper au carreau 
              de la chambre du mari qui semblait roupiller d’indifférence alors 
              qu’il était sous somnifère depuis déjà un moment. Puis sans rien 
              lui dire, elle est retournée dans la voiture de l’amant. Le mari 
              hébété a regardé les corps se déshabiller, la voiture se mettre 
              à cahoter sous les coups de boutoir des amants, il a vu le cul de 
              sa femme se caler sur le volant  et il a entendu, ainsi que tout le quartier, 
              le klaxon orgasmique qui couvrait à peine les râles de jouissance 
              de son épouse. Il était cocufié en place publique, au vu et au su 
              de tous les voisins. Il se sentit blessé, davantage sans son honneur 
              et son orgueil que dans son cœur ; humilié, il décida de se venger, 
              de liquider cette salope.      Alors le voila maintenant dans la position 
              du chasseur, alors qu’ils s’apprêtent à remettre ça : un autre bas 
              vole, elle le poursuit dans l’appartement, mais le gros chat, pour 
              une fois, c’est lui, son mari : son viseur suit leur jeu. S’il le 
              tue lui, il va la faire souffrir elle ; n’est-ce pas ce qu’il désire 
              au plus profond, la faire souffrir, lui faire payer la honte et 
              l’affront ? S’il la tue elle, il va souffrir, lui, le mari, car 
              il l’aime encore malgré le déshonneur, malgré la honte. Son viseur 
              continue de passer de l’un à l’autre dans un mouvement oscillatoire 
              régulier. Il pense au jeu d’échecs et aux parties qu’il faisait 
              avec elle : lui, le cavalier dispose d’une fourchette royale et 
              il doit se décider entre sa reine- la- pute et son roitelet à elle. 
              Il ne peut pas tuer les deux, il lui faut bien choisir. Il lui semble 
              bien impossible que les échecs : “c’est la vie”, comme le disait 
              Fischer; il pense plutôt à ce moment précis ou tout peut basculer 
              que sa vie à lui est un foutu échec.       Incapable de trancher, il retourne le canon 
              dans sa bouche et il appuie sur la détente. Il voulait que l’histoire 
              se termine bien pour elle. Puisqu’il l’aime, il a choisi son bonheur. _____________ (1) 
              Une fourchette est un coup qui permet une attaque simultanée de 
              deux pièces adverses. On parle de “fourchette royale” le plus souvent 
              lorsque le cavalier donne “échec au Roi” tout en attaquant la Dame 
              ; le Roi ayant l’obligation de se soustraire à l’échec, la Dame 
              est alors perdue. |   
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