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Echecs et Féodalité
par Jean-Pierre Cuvillier
L'époque des Croisades se caractérise par la découverte des technologies orientales. L'Espagne fut naturellement un relais de ce transfert de connaissances et, vers le milieu du XIIIe siècle, l'un des souverains les plus érudits se consacra à diffuser en Occident un savoir et une terminologie qui faisaient défaut à nos praticiens. Le roi Alphonse X de Castille, dit le Sage, à juste titre, transmit ainsi à ses contemporains des traités de droit, de médecine et un célèbre Livre des Echecs. C'est à tous ces titres qu'un récent Colloque consacré au vocabulaire médiéval lui a rendu un hommage particulier (1).

On trouve de plus en plus couramment à partir du XIIe siècle dans les actes notariés (inventaires, testaments) la mention d'échiquiers. Et ce, même dans l'énumération des biens de pauvres chevaliers, où, à côté de quelques tapis et ferrailles, ils représentent l'essentiel de la valeur du mobilier.

Le Libro del Açedrez - c'est son titre exact, car on le modernise depuis le XVIIIe siècle en Libros de Ajedrez - venait donc à point nommé, conçu qu'il était comme la synthèse de diverses traductions juives et arabes afin de procurer tant à des gens de cour qu'à un public populaire les règles de la science du tablero (2).

A l'occasion du Colloque précité, le Professeur Hans Scherer, de Cologne a donné une interprétation fort pertinente de l'alphonsine entreprise d'un manuel échiquéen (3). Je ne puis qu'en retracer ici les grandes lignes, en priant le lecteur de ne point s'effrayer de la sémantique universitaire. (Mais quelques citations nous reconduiront au Tablero).


1\ Le Libro est la codification d'un système symbolique

Il s'agit d'y exprimer les hiérarchies d'une armée féodale de ce temps.
- Les peones (paysans) sont les "huit de ces figures de moindre valeur ; elles ont été créées comme modèle du petit peuple qui accompagne l'armée".
- La tour, "roque" (en ital. rocca), est décrite comme l'authentique château, légal, construit avec la permission de autorités publiques, ce qui était l'idéal des souverains de ce temps. On la dira donc roc ou rocher, ce qui signifie : un vrai château fort.
- Notre fou est un "alfil", c'est à dire, selon ce terme d'origine arabe, un "éléphant" mais, par un jeu de mot, Alphonse X y voit aussi un "alférez", soit, selon l'arabe encore, un chevalier qui porte les insignes de guerre du roi : en somme, un gonfalonnier comme dans la France de saint Louis, contemporain d'Alphonse. Notons que l'Allemagne en fera un "Läufer", un courrier. Mais le "Libro" va encore plus loin à propos de cette figure qui a toujours intrigué les stratèges échiquéens. Le fou est aussi un "peon alferzado", ou -si j'interprète le plus précisément possible - un "soldat d'élite placé au service" de la reine (et non à celui du roi : prémonition du Ruy Blas... !)

Féodale 1

2\ Quantification des possibilités de mouvement

- Le cheval. Traduisons simplement mais partiellement en raison de ce qui précède : "(il) marche une case comme une roque et une case comme un alfil". en droite ligne comme une tour, puis de biais comme un éléphant...
- La dame est l'objet de tous les soucis du stratège, à l'inverse de son illustre époux.
- elle est dite en latin "domina" (rien d'original, femme de seigneur) mais le "libro" explique qu'elle est fondamentalement une ALFFERZA. Ici les choses se compliquent mais la sémantique hispano-orientale nous les rends plus claires. L'allemand la désigne d'ailleurs comme 'porte-drapeau" (Fähnrich). Elle est une sorte de "vizir", dit Alphonse, c'est à dire une commandante de soldats "dont on ne connaît pas le nombre mais qui la nomme alferza". - Le "Libro" quantifie ses déplacements de la manière suivante : "L'alfferza" peut en 33 coups parcourir toutes les cases de l'échiquier et revenir à son point de départ ; à condition cependant de n'avoir point été contrainte de passer à deux reprises sur la même case". Cette "chevauchée de la reine" est donc, par analogie avec la chevauchée du "cavallo", ou "cavalgada", dénommée "alfferzada".
- Sur ce point particulier, il semble qu'Alphonse de Castille ait vulgarisé une simplification importante des mouvements de la dame introduite par les Arabes par rapport au jeu primitif dit "Tschaturanga", qui était encore en honneur au XIIIe siècle en Orient (4). En dépit de la grande liberté d'action qui lui était reconnue, la dame perdait le pouvoir, quasi magique, du vizir originel de quitter sa case de départ en sautant par dessus les 3 fantassins qui la couvrent (c2, d2, e2...). L'alfferzada exige donc une ouverture.
- Enfin, signe d'une autre évolution sociologique appréciable : la différence du jeu primitif, le combattant alphonsin peut mériter son anoblissement : "Le paysan peut en 6 coups devenir alfferza...".
Ces paysans armés peuvent aussi jouer un rôle de protection rapprochée de certaines figures. C'est "l'alffilada" du fou, par exemple, en triangle : Fe4 - d3 - f3.

Féodale 2

3\ La représentation pictographique et numérique

Le manuel d'Alphonse permit de décrire une partie d'échecs, telle que nous en connaissons (roque en moins, puisque ce dernier n'est introduit qu'au XVIe siècle) mais au moyen des seules couleurs et coordonnées numériques. L'échiquier "doit avoir 8 routes (carreras). Et la moitié des cases doit être d'une couleur et l'autre moitié de l'autre couleur". La tour blanche progresse en avant de 1 à 4 en royaume blanc et de 4 à 1 en royaume noir.
Le professeur Scherer s'est amusé à tenir en langue alphonsine une chronique échiquéenne. Voici ce que cela donne : 1.d4 d5 2.c4 e6 3.Cf3 Cf6...
- Premier coup : Le paysan de la dame blanche s'avance sur le quatrième champ et le paysan noir de la dame sur le quatrième.
- Deuxième coup : Le paysan du sauteur noir de blanc va sur le quatrième champ et le paysan du roi de noir va sur le troisième.
- Troisième coup : Le sauteur noir de blanc va sur le troisième champ du sauteur blanc et le sauteur blanc de blanc va sur le troisième champ du sauteur noir...
On imagine le casse tête de Jacques Négro rédigeant son papier du dimanche pour Nice-Matin !

J'en reviens au roi pour conclure. Il est, dit le "Libro", le "seigneur de l'armée", sennor de la hueste (hueste = ost en français médiéval, donc l'armée féodale, levée selon le ban) ; il doit "être dans l'une des deux cases du milieu" et tout l'art de la bataille est de lui "dar xaque e mate... o para ampararle..." Lui donner l'échec, le tuer, s'en emparer.
Alphonse X de Castille n'était pas n'importe qui. Alors pourquoi ce caractère de planqué sur le champ de bataille ? Ici le médiéviste a son mot à dire : si au XIIIe siècle, il se trouve encore un individu aussi conséquent que saint Louis pour aller risquer la peau de son Etat en des terres lointaines, les vrais grands rois sont plus réalistes, tels Alphonse, Jacques d'Aragon, l'empereur Frédéric II, Jean sans Terre... L'armée, c'est fait pour de bons généraux, la tête de l'Etat, pour être à l'abri et légiférer.
Reste la primauté de la Reine-"domina-alfferza". Que symbolise-t-elle ? On pense aux régentes (Constante de Sicile, Blanche de Castille) mais il faut surtout imaginer ce que représente chez un souverain éclairé du XIIIe siècle la découverte de la nécessaire pérennité de l'Etat. Il fallait maîtriser les barons et non faire le pitre à leur tête sur le champ de bataille : Jean II le Bon de Poitiers, Charles le Téméraire. En attendant la supplique du nigaud : "Mon royaume pour un cheval" !

 

In Gambit Revue, n° 3-4, 1989


_________________________

Notes :

1) Studien zu romanischen Fachtexten aus Mittelalter und früher Neuzeit (Potsdam, 1993), éd. G. Mensching et K-H Töntgen, Olms, Hildesheim, 1995.
2) L'ouvrage fut réalisé par la célèbre école de traducteurs de Tolède. Le texte suivi est celui du manuscrit de l'Escorial (1591). Edition : Poniente, Madrid, 1987.
3) H. Scherer, "Ansätze von Frachspraschlichkeit im" Libro del Açedrex Alphons' des Weisen.
4) Où quatre armées de fantassins- 4 officiers occupaient les quatre coins de l'échiquier.

in Bulletin de l'Amateur, n° 12, 1998avec l'aimable autorisation des anciens Directeurs de la Publication :
Bernard Guérin et Dany Sénéchaud

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