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Mieux jouer aux échecs
Poker, roulette, échecs, loto : même combat ?
par Mathieu Ducourneau
Lautier parlant de Shirov : “Il a de la chance, mais c'est son style !”

Points de vue

Le hasard intervient-il dans une partie d'échecs ?
La communauté des joueurs n’offre pas véritablement de réponse consensuelle à cette question.

Tentons tout de même de présenter les principales prises de position.

La première réaction empreinte de bon sens consiste généralement à rejeter l'idée d'emblée : “Il semble que l'on ne jette pas de dés ni que l'on ne mélange les pièces avant de jouer”. Le grand public – plus précisément l’ensemble des personnes n’ayant du jeu d’échecs qu’une vision extérieure – adopte généralement ce constat qui à première vue est aussi simple que juste.
Cependant on croise rapidement des joueurs qui sont prêts à reconnaître que la chance n'a pas toujours été absente de leurs victoires : “Vous faites une superbe combinaison à sacrifices. Mais une fois que vous avez sacrifié, vous vous apercevez avec horreur que vous n'aviez pas prévu une défense adverse. Vous calculez fébrilement ses conséquences et vous vous apercevez que par chance ça marche quand même. Ouf !” ; “Vous rencontrez aujourd'hui le leader du tournoi, beaucoup plus fort que vous et qui ne perd presque jamais. Il joue 100 parties par an, et sa dernière gaffe remonte à juillet 1998. Mais contre vous, il laisse sa Dame en prise et abandonne ! Sa prochaine gaffe aura peut-être lieu en 2006, mais celle de 2003, par chance, c'est vous qui en avez bénéficié.”.
Le caractère chanceux semble curieusement plus facilement admissible. La distinction entre “hasard” et “chance” est du reste explicitement revendiquée.
Certains joueurs enfin reconnaissent bien volontiers (voire revendiquent) avoir souvent subi l'influence d'éléments du hasard. Ivantchouk dans une interview a dit : “Tous ceux qui comprennent le jeu d'échecs comprendront que le résultat de pratiquement la moitié des parties [de la finale] ne reflète pas la véritable corrélation des forces des combattants. Plus que du jeu d'Echecs, cela ressemble à la roulette, où le plus chanceux l'emporta et non pas le plus ingénieux. Les éléments du hasard furent trop de fois décisifs dans ce duel”.

Il y a un autre point de vue qui ni ne s'appuie sur le bon sens ni ne s’inscrit dans l’expérience tirée de la pratique du jeu. Nous pourrions le qualifier de théoricien. Il affirme pour sa part qu'il est résolument et définitivement indiscutable que le hasard est présent aux Echecs et ce, tout au long de la partie, quelle qu'elle soit. Nous verrons plus loin sur quels arguments il s’appuie.

Insistons encore un peu sur deux réactions qui semblent être symptomatiques :
D’une part le refus parfois épidermique que cette question peut susciter, un sentiment véritablement hasardophobe nécessitant parfois des contorsions sémantiques étonnantes.
La revendication du caractère décisif de la chance lors d’une partie.
Ces points seront examinés plus bas.

Pourquoi le hasard ?

La Théorie des jeux catalogue le jeu d'échecs comme étant un jeu à information parfaite et complète. En deux mots cela signifie d'une part que les coups sont joués successivement (et non simultanément), et d'autre part qu'aucune information n’est dissimulée (contraintes de temps, coups possibles, objectif de la partie...). Lorsque son tour est venu de jouer, le joueur est renseigné sur l’intégralité du déroulement antérieur de la partie et tous les choix qu’il peut faire sont visibles sur l'échiquier. Dans un tel contexte, tout semble ficelé et le joueur ne pourra pas espérer bénéficier de chance...
En réalité, la difficulté ne se situe pas au niveau du jeu mais au niveau du joueur ! Et son problème n'est pas de traiter le passé de la partie qui est effectivement parfaitement connu, mais bien l'avenir de cette partie. C’est très problématique tout simplement parce que ses capacités de calcul sont insuffisantes pour faire face au développement de toutes les branches futures vers lesquelles la partie pourra bifurquer. Un choix s’impose donc au joueur en fonction de ce qu’il a entrevu - avec plus ou moins de perspicacité – de l’arbre des futurs possibles ; entrevue dont la profondeur sera toujours limitée. Cette myopie porte un nom : l’effet horizon.
Le joueur espère ne pas s'être trompé, et parie donc sur la justesse de ses calculs et estimations qui, contrairement au passé du jeu, ne sont pas à “information parfaite”.
En pratique, les calculs sont effectués en temps limités : Plus le délai sera serré et la puissance de raisonnement faible, plus les chances d’erreurs seront grandes. L’imprécision n’est pas du tout la même en Blitz qu’en partie en différé étalée sur plusieurs mois. L’anecdote du Dr Dyckhoff prend ici toute sa force : Alors qu’on invitait un joueur par correspondance à jouer une partie sur l'échiquier, il répondit : “Je n'aime pas jouer au hasard”.

Afin d’établir tout à fait clairement le lien avec le hasard, voici la définition sur laquelle ce raisonnement se fonde :
Hasard = Cause fictive attribuée à un évènement imprévu.
Le caractère essentiel est l’imprévu. Lorsqu’un joueur affirme qu’aux Echecs “On peut jouer les bons coups sans absolument savoir pourquoi, et sans même s'en rendre compte”, l’idée sous-entendue est que, durant le cours futur de la partie, la force de ce coup se révèlera. Quelle que soit la raison pour laquelle le coup sera décisif pour la victoire (variante peu maîtrisée par l’adversaire, type de finale mal connue, ou - plus couramment - position ‘objectivement’ meilleure), seule une question doit être étudiée : La suite des évènements était-elle prévue et maîtrisée au moment précis où le joueur a opté pour ce coup ?
Insistons encore sur le fait que la raison importe peu. Attention à ne pas faire la confusion entre d'une part l’explication a posteriori qui détaille un fait et ses conséquences, et d'autre part le “comment” ce fait a eu lieu sur le moment. Être capable après coup d’expliquer les conséquences, n’empêche en rien le fait qu’elles étaient à un instant donné imprévisibles. Le hasard n'est pas un ‘acteur’ des choses, mais une ‘qualification’ que nous donnons à la manière dont elles arrivent.

Une approche légèrement différente permet également d'aboutir à cette même conclusion. Plutôt que de s'intéresser à la part imprévue d'un évènement, on peut en rechercher le caractère conjoncturel : Si deux processus indépendants se rencontrent alors on peut dire que l'évènement issu de ce croisement est apparu par hasard.
L'adjectif remarquable n'est plus ici l'imprévu mais l'indépendance des deux évènements qui sont à l'origine du troisième.
Illustrons ce type de conjoncture d'abord par un exemple caricatural : “Un joueur chilien amateur raffole depuis des années de la variante machin-truc [évènement 1]; Vous êtes tombés ce matin pendant le petit-déjeuner sur un article traitant de la toute nouvelle sous-variante bidule de la variante machin-truc [évènement 2]. Vous croisez [conjoncture !] le chilien au Jardin du Luxembourg (venu à Paris exceptionnellement). Vous prenez place de part et d’autre d’un échiquier, il vous entraîne bien-sûr comme à son habitude dans son machin-truc. Oui mais voilà que vous lui plantez votre bidule et vous gagnez la partie.”

Voici un autre exemple un peu plus réaliste relevant exactement de la même logique : “Vous déplacez votre tour [évènement 1] - attaquée par un cavalier - sur sa seule case de fuite à savoir c1. 18 demi-coups plus tard et juste après de violents échanges [évènement 2] (votre roi risquait gros, en plein zeitnot que faire d'autre sinon liquider dans l'urgence toutes ces menaces immédiates ennemies ?), la colonne « c » se trouve nettoyée et offre même à votre tour la merveilleuse case c7 [conjoncture !] vous offrant une domination écrasante de la 7ème rangée.”

On peut remarquer que seul l'angle d'observation diffère. Dans chacun de ces deux exemples, on a bien eu affaire à des évènements imprévus (qui aurait parié un kopeck qu'il jouerait le jour même la variante machin-truc étudiée pendant le petit-déjeuner ?).

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Quelle place réelle tient le hasard ?

Une fois l'existence du hasard reconnue en toute rigueur, le débat est loin d'être clos. En se basant sur la relation ‘hasard = imprévisibilité’, on risque de trouver du hasard partout ! Entre autres cela voudrait dire que tous les jeux font intervenir le hasard ! Du coup quelle raison d'être aurait la catégorie spéciale ‘Jeux de hasard’ ? N'aurions-nous pas abouti à une vision du hasard tellement large, tellement systématiquement applicable qu'elle s'en trouverait vidée de tout son sens ? N'obtenons-nous pas en définitive un concept du hasard appauvri ?

Nous apporterons à ces questions deux réponses. L'une consistera à tenter de délimiter grossièrement l'étendue de la main-mise du hasard sur le jeu d'échecs. La seconde observera l'attitude particulière qu'un joueur d'échecs adopte face au hasard, attitude fondamentalement différente de celle prise dans un ‘Jeu de hasard’.

Si l'on peut raisonnablement considérer que les chances de gain d'un débutant sont nulles face à un Grand-Maître, le résultat est beaucoup moins certain lorsque les niveaux des deux joueurs sont proches. En fait, plus le niveau des adversaires sera homogène, plus le résultat de la partie sera douteux. Si par exemple un 2200 joue contre un 2250, il n'est qu'à peine plus risqué de parier sur la victoire du 2200 que sur la sortie 'Pile' d’un lancer de pièce de monnaie.
En revanche il est intéressant de noter que lorsque les parties s'accumulent (dans le cadre par exemple d'un match en 6 ou 8 parties ou – encore mieux – en prenant en compte toute une saison), les probabilités reprennent très vite leurs droits et il devient douteux de persister à miser sur le joueur le plus faible. C'est précisément cette répétition de parties qui joue un rôle lissant et qui permet la traduction avec une précision acceptable du niveau réel d'un joueur en victoires/défaites au cours de plusieurs parties ; Plus il y aura de parties, plus il sera certain que le niveau réel du joueur est correctement reflété par ses résultats.
Deux grands champions n'accepteront jamais de disputer leur titre lors d'une rencontre ne comprenant qu'une seule partie ! N’est-ce pas la reconnaissance implicite du caractère hasardeux de l'issue d'une partie d'échecs ? Quel intérêt y aurait-il à exiger plusieurs parties si la force réelle des joueurs se traduit rigoureusement par le résultat ?
Insistons encore sur le fait que grâce à ce lissage, le caractère aléatoire est masqué aux joueurs réguliers au point qu'ils peuvent le négliger sans crainte.

Voilà quant à l'impact sur le résultat même de la partie. Mais on peut également s'interroger sur le rôle du hasard au sein du déroulement qui a conduit à ce résultat ; C'est-à-dire au sein de la succession des coups joués.
La part de l’imprévu est pour le coup énorme et ce, quels que soient les niveaux respectifs des joueurs. Si l'on peut parfois prédire avec une grande assurance qui gagnera un match, il relève en revanche de la pure magie d'arriver à prévoir la suite des coups qui conduira au résultat pronostiqué. Il n'y a aucun déterminisme apparent, si une partie commence par 1.e4, il est impossible de prédire la suite des autres coups.
Bien que l'on possède un plan, bien que l'on puisse chercher à entraîner la partie dans telle ou telle direction, bien que l'on puisse même parfois pressentir le probable déroulement à venir, il n'en reste pas moins que le champ laissé à l'imprévu est grand. Et ce, qu'il soit dû à la créativité (tactique ou stratégique) de l'adversaire ou tout simplement à des particularités de la position qu'aucun des deux joueurs n'aura remarquées.
Il est possible de tenter un raccord avec le paragraphe précédent en soulignant qu’ici encore le lissage agit via la multitude de demi-coups joués dans une seule partie. En effet si un joueur a parfois la chance de jouer un coup qui s'avère plus fort qu'il ne l'avait prévu initialement, il peut également lui arriver qu’un coup s'avère par la suite être catastrophique. D’ailleurs par symétrie, son adversaire pourra subir les mêmes aléas. On peut donc supposer qu'au cours d'une partie chance et malchance s'annulent. Ca n'est pas tout à fait faux. Ainsi qui n'a pas observé une partie où un camp atteint une position meilleure pour perdre ensuite son avantage et peut-être la partie ? Il faut cependant relativiser ce lissage du fait d’importants écarts de pondérations. Certains coups peuvent être largement prépondérants face à d'autres.

Intéressons-nous maintenant à l'attitude qu'adopte un joueur d'échecs face aux imprévus ; Plus précisément, comparons-la à celle très spécifique qui caractérise les “jeux de hasard”.
Il est important de dissocier le hasard qui peut faire partie intrinsèque des règles d’un jeu (comme au bridge par exemple où le but est de gérer les aléas de la distribution des cartes), avec le hasard lié à la pratique, aux insuffisances des participants, aux aléas des diverses formes de compétition (comme aux échecs). Nous voyons le hasard intervenir de deux façons radicalement différentes du fait de deux approches opposées.
Il y a d'un côté un hasard désiré, respecté, et - dans une certaine mesure - maîtrisé. Il constitue dans les jeux de hasard un matériau avec lequel et même sur lequel le joueur doit composer. Et d'un autre côté, il y a un hasard subi et contré dans la mesure où toute l’œuvre du joueur d'échecs sera de le faire reculer le plus possible ou tout du moins de faire en sorte qu'il n'agisse pas contre lui.
La particularité de l'aléatoire qui intervient dans les jeux de hasard ne réside pas dans sa nature propre mais dans la vision et l'utilisation que l'on en a. Le loto, les jeux de cartes, de dés, etc., ont ceci en commun que l'on a domestiqué et circonscrit le hasard ; Il fait partie intégrante et avouée du jeu. A l’inverse, le hasard aux Echecs est subi et ressenti comme un parasite plus ou moins inévitable. Ce qui ne veut pas dire que tout n'est pas fait pour influer sur le cours hasardeux de la partie, par la réflexion et le calcul, mais notre capacité intellectuelle étant limitée, on ne contrôle pas tout.

Il est significatif de remarquer que beaucoup de jeux de hasard exploitent la fonction de lissage évoquée plus haut, et ce dans le même but qu'aux échecs ! A savoir pour adoucir l'impact des aléas sur le résultat final d'une rencontre entre joueurs. Exactement la même mécanique que celle consistant à accumuler des parties d'échecs au cours d'un match se retrouve par exemple au Poker. De bons joueurs passeront le plus vite possible sur les configurations peu intéressantes pour obtenir un grand nombre de renouvellements des mains.
Du reste, ça marche très bien puisqu'il est à peu près certain qu'un joueur de Poker professionnel ruinera un simple amateur en une soirée ! La banqueroute n'est guère plus douteuse que la victoire d'un Grand Maître face à un joueur de club moyen ! On pourrait presque se laisser aller à la provocante “Les Echecs ne sont pas moins hasardeux que le Poker” !!

Pour résumer, nous avons vu d’abord que si le résultat sur une partie en particulier n'est pas parfaitement prévisible, en revanche en pratique les aléas sont gommés et ne transparaissent que peu dans le ressenti des joueurs d'échecs de compétition. En revanche le cheminement que suit la partie elle-même est très largement flou et brumeux. C'est du reste précisément grâce à ce brouillard que le jeu est palpitant, le plaisir et l'intérêt du jeu sont dans le combat que livre le joueur d'abord contre sa propre myopie, ensuite contre l'adversaire. Sans ça, une partie d'échecs serait d'un ennui mortel. Nous avons pu observer ensuite que ces imprévus intervenaient dans le jeu d'une façon très différente de ceux qui sont convoqués dans les jeux dits de hasard. A l'opposé de ces derniers, les échecs ne font pas appel au hasard. Ils le subiraient plutôt.

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Une composante dérangeante... mais bien commode

Là encore, une fois ces indispensables bémols posés, il reste à étudier le caractère indéniablement dérangeant que revêt le hasard lorsqu'il est revendiqué au sein du noble jeu.
Nous en examinerons deux raisons, de nature radicalement différentes. La première s’inquiète avec justesse de l’usage détourné et abusif qui est fait du hasard. La seconde en revanche, voit ce dernier ébranler le piédestal sur lequel certains auront placé, peut-être à tort, le noble jeu.

La première crainte tout à fait légitime est de voir le hasard utilisé comme alibi d'une défaite. Comment nier que parfois le hasard est le nom que l'on donne quand on est à court d'arguments ? Permettre à l'aléatoire de venir s'immiscer comme troisième acteur d'une rencontre échiquéenne n'est pas sans risque d'effets pervers, parmi lesquels on trouvera principalement le refus d'assumer une défaite. Cette crainte est motivée par le constat de revendications parfois vigoureuses d’une “chance” influente, et ce, pour des rencontres échiquéennes précises. D’un autre côté, le “hasard” est plutôt discuté à froid, placé hors contexte.
Voir brandir la “chance” en particulier, est sans doute significatif d’une volonté de l’instrumentaliser, de faire en sorte qu’elle devienne un facteur déresponsabilisant. En revanche le hasard, étant d’une trop grande neutralité, ne peut jouer ce rôle efficacement. On observe en effet qu’il est comparativement délaissé.

Autre indice encourageant à la circonspection face à la convocation de cette “chance” : On peut s’interroger sur la réelle aptitude à pointer avec précision le moment de la partie qui endosse une (ou la) grande part de responsabilité. Est-ce que les proclamations globales “Un tel a eu de la chance dans telle partie” ou, encore plus vague, “Un tel a eu de la chance dans telle rencontre échiquéenne” ont été précédées d’une analyse et d’une identification sérieuses d’un coup ayant accidentellement favorisé tel camp ? Est-ce que ces proclamations pourraient être appuyées par la mise en évidence du coup de chance décisif ? Rien n’est moins sûr.

La prudence devrait être de mise avant de trancher ! Il n’est pas facile de délimiter ce qui est purement chanceux de ce qui fait partie de notre force échiquéenne. Par exemple, si l'on se retrouve en manque d'explications lorsqu'on nous demande a posteriori “Pourquoi as-tu joué ça ?”, si l'on réalise après coup qu'on ne sait pas trop comment justifier un coup qui s'avère par la suite être fort, n'a-t-on pas tendance à appeler un peu trop rapidement en renfort la “chance” ou un “hasard heureux” ? Alors que le coup a très bien pu provenir de ce qu'on appelle l'intuition. La trouvaille salvatrice a pu être inconsciemment le fruit de notre familiarité avec les échecs, de l'habitude qu'on a de certaines positions, bref de notre expérience.

Il est indispensable de prendre garde à ne pas laisser le hasard devenir un concept fourre-tout bien commode les mauvais jours !

Une autre crainte est peut-être moins aisée à analyser. Un joueur prenant place devant un échiquier ne s'attend pas à ce que sa partie soit ballotée par une grande main contingente et potentiellement partiale.
Dans “Les jeux et les hommes”, Roger Caillois propose une classification des jeux. Il situe les Echecs dans le groupe de ceux sous-tendus par le désir de chaque participant de voir reconnaître sa supériorité en un verdict indiscutable : la victoire. Il précise en outre que le joueur ne peut espérer d'aide extérieure, qu'elle provienne d'une tierce personne ou du hasard. Le joueur devra assumer seul ses décisions et ses éventuels échecs.

Comme faire cohabiter cette vision du jeu avec celle décrite plus haut ?
Laquelle de l'idée niant définitivement toute influence hasardeuse et de celle lui assignant un rôle majeur est correcte ?
La réponse se situe en réalité à mi-chemin entre ces deux positions qui sont extrêmes et théoriques.

Comme on l'a vu, qu'une part d'imprévu soit irréductible n'implique pas forcément qu'elle soit grande. Cela n'implique pas que le hasard tienne une place prépondérante aux échecs.
D’un autre côté, si la notion d'aléatoire n'est pas explicitement inscrite au sein des règles échiquéennes, il n'en reste pas moins que la classification proposée dans “Les jeux et les hommes” n'est qu'une mise au clair de l'esprit échiquéen, c'est-à-dire de l'intention qui motive les joueurs. Roger Caillois précise d'ailleurs avec justesse que sa catégorisation s'intéresse au “désir sous-tendu”.
Parole de joueur : “Ce que chacun d'entre nous cherche à faire, c'est de jouer au moins une fois une partie où il aura le sentiment d'avoir totalement maîtrisé le cours des choses.”. C'est en effet ce qui excite la plupart des joueurs d'échecs. Mais, ne soyons pas dupes ! Qu'on essaye, qu'on travaille à repousser ce flou hasardeux n'implique pas qu'on y arrive parfaitement.
Encore une fois, que les échecs n'aient pas inscrit dans leurs lois fondamentales le hasard comme principe de base (à l'inverse des dés) n'interdit pas qu'il intervienne au stade ultérieur dans l'action et le déroulement de la partie ; Hasard n'est pas synonyme d’aléatoire provoqué volontairement.

Si l'on cherche à poser une stricte égalité entre l'intention et la réalité, si - pour être plus précis - on cherche à calquer la réalité sur le désir, on tombe alors fatalement dans une vision fantasmatique du jeu d'échecs.
Le caractère dérangeant du hasard s'explique peut-être parce que savoir que nous sommes assujettis à ses caprices n'est pas confortable psychologiquement et met à mal la vision élégante et idéalisée que nous nous faisons de nos esprits, et particulièrement dans ce jeu qui nous occupe : La situation d'apparente stricte égalité entre les joueurs au commencement d'une partie nous renvoie aux duels épurés issus des contes de fée, la fin du monde, le jugement dernier se déroule dans un duel à mort entre les deux derniers survivants. Rien ni personne ne pourra les arrêter et seul le meilleur survivra.

La sacro-sainte Théorie des jeux elle-même n'échappe pas à ce travers pour peu qu'on en ait une lecture trop naïve.
Une étude minutieuse des lois que doit vérifier un jeu pour qu’il soit à “information complète” montre aisément que le jeu d'échecs n'accède pas à ce critère dans la pratique ! Soit dit en passant, on pourra noter qu'un jeu à information réellement complète est parfaitement inintéressant.
Attention donc à bien faire la part des choses entre “intention” et “réalité sur le terrain” et à ne pas adopter une lecture normative de la Théorie des jeux ou de “Les jeux et les hommes”.

L’idée d’une maîtrise absolue aux Echecs qui découle directement de ce concept de jeu à information parfaite a la peau dure ! La récente et chamboulante survenue de supers-joueurs d’un nouveau genre au sein de la communauté échiquéenne lui a permis de réapparaître sous une forme nouvelle. Je parle bien entendu des joueurs électroniques à qui l’on a vite fait de prêter des capacités hallucinantes (“jeu parfait”) et même à voir en eux rien de moins que la capacité à résoudre de façon totale et définitive le jeu d’échecs.
N’étant soumis à aucune fluctuation de puissance (pas de coup de pompe), affichant au compteur un “zéro bourde” due à un impact psychologique, les ordinateurs sont pourtant les candidats rêvés pour échapper au hasard. Ces facteurs ‘humains’ ont été volontairement omis tout au long de cet article. On a ainsi pu montrer que même sans eux les aléas subsistent.
Dans la mesure où la résolution du jeu d’échecs en restera très probablement au statut de fantasme, les machines devront elles aussi prendre des paris sur certains choix difficiles, aussi fortes soient-elles et aussi bien le fassent-elles !

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ADDENDA

Quelques commentaires libres sur cet article

Dany Sénéchaud : « Poker, roulette, échecs, loto : même combat ? »… ce titre indiquant le thème du hasard aux Echecs m’évoque d’emblée ce mot du champion Kasparov que l’on interrogeait sur le début peu usité 1.g4 (Grob) : « les Echecs ne sont pas les dominos ». Il est évident que pour un joueur de haut niveau tel que Kasparov et peut-être tout Maître et Grand-Maître, le hasard ne doit avoir sa place dans le jeu. Zukertort annonçait déjà : « les Echecs, c’est la lutte contre l’erreur ». Dans ce sens, il faut comprendre qu’aux Echecs il ne s’agit pas de choisir aveuglément ses coups, d’établir un plan à l’aveuglette : tout à ce jeu est sujet à délibération de l’esprit avec lui-même. Une hésitation demeure dans le choix entre deux coups semblants pertinents (« coups candidats »), il s’agit bien alors de remettre méthodiquement chacun d’eux en question. Jamais, de façon sérieuse, l’espérance du fort joueur dans un tournoi digne de ce nom ne relèvera d’une quelconque donnée hasardeuse. Les Echecs relèvent d’une « logique de l’effort ». Pour preuve ces Zeitnots extrêmes dans lesquels les plus forts joueurs se retrouvent souvent : par exemple 20 coups à jouer en une poignée de minutes montrant bien que jusque là, les 20 premiers coups à réaliser, ledit joueur n’avait voulu laisser place au hasard dans son début de jeu. Les Echecs pour lesquels on maintient encore de nos jours l’appellation de Noble Jeu se révèlent être au sens fort une « recherche de vérité » ; ce qui le distingue notablement du 421 ou autre jeu dit fort à propos « jeu de hasard ». Raison pour laquelle Mme de Sévigné en son temps (et c’est une de rares propositions connues sur le hasard aux Echecs), pouvait dire : “Le jeu d’échecs est le plus beau et le plus raisonnable des jeux. Le hasard n’y a point de part”. [Certainement l’expression est excessive, car il faut bien admettre qu’il y a une donnée aléatoire à ce jeu comme dans toute activité humaine, mais c’est qu’il s’agit ici dans un ordre comparatif d’établir avant tout : “(il est) le plus raisonnable des jeux”. D’établir aussi la primauté de l’effort de la raison analytique et réflexive contre la facilité immédiate du résultat aléatoire.]

A un niveau moindre de jeu, et aussi selon la bonne foi des adversaires dans leurs commentaires post mortem, il est sûr que “chance” et “malchance” seront souvent convoqués dans les ressentis des joueurs. De cette manière et à l’extrême, Tartacover, joueur spirituel s’il en est, disait ironiquement : “je n’ai jamais gagné contre un joueur en bonne santé”. Mais il n’y a, à ma connaissance, aucun joueur qui se soit avancé à conceptualiser le thème du hasard aux Echecs. Et c’est bien le mérite de cet article de Mathieu Ducourneau ! Tout de même, j’ai trouvé chez le philosophe Alain, visiblement bon amateur du jeu, un éclairage intéressant :

« J’ai enseigné le jeu d’échecs à un bon nombre de camarades, pendant cette guerre. Et j’ai remarqué une erreur assez commune, c’est que, quand ils avaient compris les règles du jeu, ils se disaient sûrs de n’être plus jamais battus. Ces jeunes gens avaient une haute idée de l’esprit. Ce qui est à remarquer dans le jeu d’échecs, c’est que, comme il n’y a que combinaison, sans aucun événement, tout devrait être prévu et calculé ; mais la complication des rapports fait aussitôt une sorte d’Univers, quoique fermé, où les surprises abondent ; c’est comme un hasard de main d’homme, et il n’en est que plus émouvant. Sans aucun doute les joueurs qui calculent tout, s’il y en a, perdent le plaisir du jeu. Pour moi, et devant mes naïfs adversaires, je créais des paniques et des surprises ; je jouais sur les passions. Toutefois avec Mattéi, comme avec deux ou trois autres, j’apprenais que la force d’âme ne répare point les fautes. En ce juste milieu entre la témérité et le calcul, j’ai tiré de ce jeu les plus vifs plaisirs peut-être qu’il peut donner. Pris ainsi et moyennement, il est bien l’image de la guerre » (in Souvenirs de guerre).

« …comme un hasard de main d’homme »… Alain désigne le parcours exécuté dans une partie d’échecs : à partir de la position initiale, on fabrique de la complexité et c’est à partir de celle-ci que l’avantage sera pris par l’un ou l’autre des deux camps et qui fera ultimement que je trouverais toujours joueur pour me battre même s’il m’arrivait jusqu’alors de gagner le plus souvent. Le milieu de jeu par excellence conduit à des complications où effets de surprise, ruses diverses mais aussi imprécisions et gaffes plus ou moins grossières peuvent se succéder. Dans cette « sorte d’Univers, quoique fermé », ce que les théoriciens ont appelé bien plus tard « l’effet d’horizon » joue à plein. A ce niveau la force de calcul rejoint aussi une forme de témérité, la raison raisonnante une forme d’imagination et de qualité morale, tant il est impossible de tout prévoir exhaustivement quant au devenir de la position sur l’échiquier. Les deux joueurs, qu’ils le veuillent ou non, vont avoir à faire avec une certaine donnée aléatoire.

Michel Bruneau : L'objectif est ici d'analyser comment s'introduit “l'aléa”, au coeur d'une partie d'échecs, alors même que les Echecs ne sont pas un jeu de hasard …

Le hasard

En un premier temps, nous tenons à définir, avec toute la rigueur souhaitable, le concept de hasard. C'est une notion philosophique répondant aux caractéristiques suivantes :

1) Le hasard exprime la limite de notre connaissance du futur, qu'il soit à court ou plus ou moins long terme. Ainsi, le hasard est-il une composante plus ou moins importante de toute activité humaine.

2) L'expression "par hasard", n'est employée correctement que dans le sens de "coïncidence", tel que dans la théorie des séries causales parallèles de Carnot. (exemple typique : l'homme qui passe dans la rue et reçoit une tuile sur la tête).

3) Le hasard est dit "objectif" s'il intervient, dans l'évolution de l'univers, indépendamment de tout observateur. Accepter son existence revient tout simplement à nier le déterminisme intégral, tel que le conçoit Laplace. Ceci introduit un grand débat philosophique qui, aussi passionnant soit-il, n'a pas ici sa place.

4) Le hasard est dit "subjectif" s'il se réfère à un observateur - individuel ou collectif ; exemple : vous et moi sommes des observateurs, mais l'humanité toute entière, de même que tout groupe constitué, est un observateur -. Alors, le hasard, relatif à un observateur donné, exprime précisément tout ce que cet observateur ne peut prévoir ; ne peut prédire.

5) Le hasard surgit dès qu'il y a incertitude, doute, risque, chance ou malchance. Autant dire que le hasard est présent en toute activité humaine. Donc, en particulier dans tout jeu. Et, par conséquent, dans le jeu d'échecs.

6) Dans beaucoup de phénomènes observables, s'introduit une composante déterministe et une composante aléatoire. Exemple : un TGV va de Paris à Lyon. Son parcours est a priori entièrement prévisible. pourtant l'aléa s'immisce à deux niveaux : a) Les vibrations. b) Les incidents de parcours, qu'ils soient d'origine technique ou humaine.

7) Complexité et aléa : Plus une situation déterministe est complexe, plus une partie de l'information qui la décrit explicitement risque de nous échapper ; de la sorte, l'aléa s'introduit par notre incapacité à appréhender l'information requise dans son intégralité.

Echecs et hasard

Je commence une partie d'échecs. Est-il possible de savoir de façon certaine non seulement le résultat de la partie, mais son déroulement ? Naturellement c'est impossible. Ceci prouve que le hasard joue ici un rôle.

Je suis en cours de partie et je me lance dans un sacrifice plus ou moins risqué. Je consacre 15 minutes de mon temps à analyser, aussi précisément que possible, les conséquences de mon choix. Finalement, je retiens l'idée de ce sacrifice, alors qu'il m'est impossible d'examiner à fond toutes ses implications ... Je cours donc un risque ... Le hasard intervient.

Ainsi est-il clair que le hasard est présent en toute circonstance de la vie où il y a incertitude, risque, doute, chance ou malchance, si bien que le hasard est l'un des ingrédients de toute partie d'échecs.

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